mercredi 21 juin 2006

On enseigne ce que l'on est

Cioran disait : "Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d'un long, d'un superflu travail de vérification..." (De l'inconvénient d'être né). On enseigne ce que l'on est, pourrait nous dire Socrate. Il doit y avoir cohabitation, coexistence entre l'éducateur et le message qu'il délivre. Et le côté exceptionnel et souvent bouleversant du message krishnamurtien est bien dans cette coexistence entre l'homme et son enseignement, entre sa vie, sa mort et son enseignement. Dans l'ouvrage A l'écoute de Krishnamurti en 1966, (cet ouvrage comprend les conférences qu'il a données cette année-là à Londres, Paris et Saanen), Krishnamurti déclare : "Le mot n'est pas la chose, ce n'est que la base. Nous sommes en train de poser les fondations, parce que sans fondations justes, la pensée, l'esprit, ne peuvent absolument pas fonctionner dans cette nouvelle dimension".

Krishnamurti, je l'entendis pour la première fois en Inde en 1966, et ce n'est pas le contenu du message qui m'a frappé d'emblée, mais c'est le verbe. Pour la première fois, je rencontrai un humain capable de méditer à haute voix. Chez cet homme, la vision interne s'écoulait tout à fait naturellement dans les mots, d'une façon extrêmement simple. Il ne préparait jamais une conférence. Un jour qu'il se rendait à une conférence en Hollande, quelqu'un lui a demandé : "Monsieur, de quoi allez-vous nous parler ce soir ?" Il y avait mille personnes. Et il a regardé l'interlocuteur et lui a dit : "Mais je n'en sais absolument rien". Et cela est unique, c'est l'enseignement de Socrate, c'est un humain qui découvre lui-même sa propre pensée dans le fait même de l'exprimer. Et là est la merveille, il y a une toute autre valeur qu'un discours, même beau et juste, préparé à l'avance.

Le côté artiste de Krishnamurti, c'était cela : il peignait devant nous et avec nous. Il prenait le risque de découvrir, ou de ne pas découvrir, dans le fait même d'énoncer. C'est cela qui était contagieux. A l'occasion d'une rencontre privée, je lui ai posé la question suivante : "Lorsque vous donnez une conférence, vous semblez être dans un état de méditation de plus en plus vaste, et vous semblez essayer de transmettre par les mots cette méditation interne". Il répond : "Oui, absolument". Je lui demande : "Actuellement, que devient cette méditation ?" Il répond : "Elle continue, une autre méditation continue, mais je n'ai pas à la structurer dans le langage, le silence est la communion la plus puissante et la plus totale". Il exprime là un point précis de son enseignement : sa parole vient du silence.

En 1966, à Paris, un auditeur lui avait posé la question suivante : "Tandis que vous parlez, pensez-vous ?" Réponse de Krishnamurti : "Pas beaucoup, voyez-vous. Naturellement, comme nous parlons anglais, le souvenir de la langue, le souvenir de cette langue pour communiquer aussi clairement que possible, tout cela c'est de la pensée,mais l'auditeur voudrait savoir : "Pensez-vous en dehors de cela ; tandis que vous parlez, pensez-vous ?" si vous pensez en parlant, il y a répétition. Si vous ne pensez pas, et si vous parlez à partir du vide, les paroles, elles, peuvent être répétitives, mais le contenu, la chose exprimée est nouvelle et pleine de fraîcheur ; elle contient une vitalité entièrement différente." Enseigner à partir du vide. Il a précisé un jour, parlant de ce qu'il disait : "Cela s'exprime sans que j'y pense", comme s'il n'était qu'un simple lieu de passage, comme s'il exprimait la noblesse qui réside dans l'humilité humaine de n'être plus qu'un lieu de passage, et non pas un ego-château fort qui retient tout et qui cherche à enfermer tout dans un coffre-fort.

Enfant, très tôt, Krishnamurti veut constamment aller au coeur des choses, et il écrit : "J'ai vu des ombres danser, et j'ai voulu connaître la cause de tant de beauté". C'était un homme doué d'une très grande curiosité, qui voulait toujours aller voir à l'intérieur. Aussi bien des objets matériels, il démontait une montre, c'était un passionné de mécanique, de moteurs. Un jour, à l'occasion d'un repas, il y avait à côté de lui le personnage qui pilote un bateau pour remorquer les grands paquebots qui entrent dans les ports, le remorqueur ; pendant tout le repas Krishnamurti a posé des questions à cet homme sur le fonctionnement du remorquage, de la mécanique. Il voulait toujours connaître, vraiment une très grande curiosité, l'inverse de l'individu blasé.Il écrit également jeune : "Je creuserai mon chemin jusqu'au coeur des choses".

Vous savez que sa mère est morte alors qu'il était âgé de neuf ans, mais plus tard, il va déclarer que la relation qu'il a eu le temps d'avoir avec sa mère a mis en place en lui l'essentiel, l'essentiel de sa quête spirituelle, quête qui va devenir extrêmement forte lorsque la mère disparaît. Dans une tentative d'exploration psychologique, on peut considérer que cette quête incessante au niveau intérieur puisse être chez Krishnamurti un lien profond avec sa mère. Il a vécu très proche de sa mère, parce qu'il était malade. Très jeune il a été atteint de malaria, de saignements de nez, il ne pouvait pas aller à l'école, à la différence de ses frères et soeurs. Donc, il restait avec sa maman, et sa mère lui parlait de quoi ? De Krishna. Vous savez, Krishnamurti, c'est le nom qui est donné en Inde à tout enfant mâle, huitième enfant d'une famille de brahmanes, en hommage à Krishna qui était lui-même le huitième avatar, c'est-à-dire la huitième incarnation de Vishnu. Et sa mère lui parlait de Krishna. Elle a imprimé quelque chose de très fort en lui. "Ma mère me disait", écrit-il dans La vie libérée, "Que je devais devenir semblable à Krishna, personnification de la beauté humaine. Ma mère disait que c'était l'idéal le plus élevé qu'un homme puisse atteindre, et moi, ayant un penchant pour cela, j'en aimais l'idée". Et parallèlement à cette aspiration spirituelle - mise en place en lui par la mère - très tôt se développe un penchant d'indépendance, voire de révolte vis-à-vis de toutes les idées reçues. Il écrit : "Petit garçon, j'étais déjà dans un état de révolte. Rien ne me satisfaisait, j'écoutais, j'observais. Je cherchais quelque chose au-delà de la maya des mots, je voulais découvrir et établir mon but moi-même, je ne voulais me reposer sur personne. Lorsque je regarde en arrière, je vois que rien, vraiment, ne m'a jamais satisfait". Ce texte nous renvoie, bien sûr, au fameux texte qu'il prononcera lors de la dissolution de l'ordre de l'Étoile, où il dira : "La vie est un pays sans chemin". Mais il dira aussi un jour : "Ne laisse jamais une tête se mettre au-dessus de la tienne, découvre par toi-même".

Nous allons étudier un pan très important de la vie de Krishnamurti qui est souvent, pour ne pas dire occulté, trop mal connu, son évolution même au sein de la souffrance. Nous l'avons intitulé "La descente aux enfers". En matière d'enfer, le grand spécialiste est Dante. Dante précise que l'enfer a toujours une sortie. "La sortie", dit-il, "est au fond, ou plus exactement au centre". Ce qui signifie que pour sortir de l'enfer, il faut complètement le pénétrer, et quiconque tente d'échapper à la descente aux enfers tourne le dos à la sortie, et à vrai dire, tourne en rond. Cette configuration et ce rôle de l'enfer est l'archétype du cheminement initiatique. Nous allons voir combien ce cheminement est classique avec Krishnamurti.

En 1924/1925, il écrivit en Californie un petit recueil d'une vingtaine de pages qu'il intitule Le Sentier. C'est un recueil capital pour la compréhension de son itinéraire spirituel. Voici ce qu'il entend par "Le Sentier" : "Le sentier est l'accumulation des expériences quotidiennes, c'est à travers les années la progression sur la route de l'existence. c'est la vie vécue par chacun. Dans ces pages j'ai décrit la courbe de mon expérience qui dans son essence est celle de toute expérience analogue. Je tiens pour vrai que l'homme par des expériences accumulées parvient à connaître la cause de ses souffrances et se décide enfin à les éliminer. Le sentier exprime mon expérience pendant toute cette période où je recherchais la vérité avant que je ne me fusse pleinement trouvé moi-même". Dans ce texte, Krishnamurti nous décrit réellement sa descente aux enfers. La description est dantesque, de même que l'itinéraire, puisque rien, absolument rien ne peut le secourir. Il devra aller au tréfonds du désespoir, c'est-à-dire au-delà de l'espoir, pour accéder à cette autre vie dont il parlera plus tard. L'apothéose, le point d'orgue de sa souffrance intérieure, lui sera apporté par la mort de son frère Nitya. Vous savez qu'il avait avec ce jeune frère un lien très fort. Ce lien s'est développé au moment de la mort de la mère. Quand la mère meurt, Krishnaji (diminutif affectif de Krishna) a neuf ans et Nitya a sept ans. Tous les deux se soudent, pour ainsi dire. IIs "compensent" la perte de la mère par une sorte de symbiose. Ils deviennent pour ainsi dire siamois, ne se quittent plus. Lorsque les théosophes adoptent Krishnamurti parce qu'ils ont vu en lui le futur instructeur du monde, ceux-ci sont obligés de prendre Nitya. Tous les deux, en 1922, habitent une petite maison en Californie, qu'ils baptisent Arya-Varya, le Noble Monastère. Nitya est très fragile au niveau pulmonaire. A cette époque, énormément d'enfants meurent jeunes en Inde de tuberculose. Krishnamurti protège intensément son frère. Nitya tombe malade à la fin de l'année 1925, lorsque Krishnamurti doit partir en Inde pour des conférences. Il ne veut pas partir. Mais les spécialistes de la voyance, de la société théosophique, disent à Krishnamurti que Nitya ne craint rien, qu'il va guérir. Krishnamurti les croit et part. Alors que son bateau est en mer Rouge, Krishnamurti apprend la mort de son frère, survenue le 13 décembre 1925. Il est déchiré, bouleversé, révolté, il hurle et parle Télougou, langue première que sa mère avait enseignée mais qu'il avait oubliée. A ce moment-là donc, il régresse, processus classique de la souffrance. Il est vraisemblable du reste qu'avec la mort de Nitya, c'est une seconde mort de la mère. Krishnamurti se retrouve seul et n'a plus pour ainsi dire d'allié. Il faut savoir l'importance capitale de la mère en Inde. Il est dit : "Au commencement était la mère". Pour les indiens, l'Inde est "Mother India", c'est la Mère Inde. Donc le sens du symbole "mère" pour un indien dépasse notre entendement. Ce sens du symbole mère chez nous a été assez bien extrait et mis en relief par le travail de Jung. Au sujet de cet événement majeur, la perte de Nitya, Krishnamurti écrit le poème justement intitulé "Nitya", vingt-troisième poème du recueil intitulé Le chant de la vie; voici ce poème :


Nitya Mon frère est mort,
Nous étions pareils à deux étoiles dans un ciel nu.
II était comme moi
Brûlé par le soleil ardent
Au pays des brises légères,
Des palmiers ondoyants
Et des fraîches rivières,
Où les ombres sont innombrables,
Les perroquets éclatants et les oiseaux bavards.
La cime verte des arbres
Se balance dans le soleil brillant,
Les plages sont dorées et les mers bleues et vertes.
Là-bas, le monde vit dans l'ombre, à l'abri du soleil,
La terre est brune et brûlée,
Les rizières étincellent,
Verdoyantes dans les eaux vaseuses ;
Des corps bruns, nus et luisants,
Sans contraintes dans la lumière éblouissante.
La mère allaite son enfant sur le bord du chemin
Où se dressent des autels,
Et un amoureux, pieusement,
Apportent l'offrande des fleurs.
Silence pénétrant,
Paix infinie.
Il est mort ,
Et j'ai pleuré seul à l'écart.
Partout où j'allais, j'entendais sa voix
Et son rire heureux.
Je cherchais son visage
Sur celui de chaque passant
Lui demandant s'il avait croisé mon frère,
Mais personne ne pouvait me réconforter.
J'ai adoré,
J'ai prié,
Mais les dieux sont restés muets.
Je ne pouvais plus pleurer,
Je ne pouvais plus rêver.
Je le cherchais en toutes choses
Sous tous les cieux.
Souvent j'entendais les arbres murmurer
Et m'appeler vers son séjour.
Dans ma quête
Je T'ai contemplé, O Seigneur de mon âme,
En Toi seul j'ai trouvé le visage de mon frère.
En Toi seul, O mon éternel Amour
Je contemple le visage
De tous les vivants et de tous les morts.

Voyez-vous, ce poème est capital. Ce poème comprend trois grandes parties. D'abord "Mother India", la "Mère-Inde", l'Éden primitif, le paradis ; "silence pénétrant, paix infinie" dit-il ; deuxième partie, brutale : "il est mort", et Krishnaji se retrouve seul ; et troisième partie, il devient universel et dit "Dans ma quête je t'ai contemplé, O seigneur de mon âme". Il découvre en lui une entité qui dépasse l'ego personnel que la plupart du temps nous entretenons et fortifions. "La vraie vie est ailleurs", écrivait Rimbaud, et cette "vraie vie" que Krishnamurti rencontrera en janvier 1927, à l'occasion de ce qu'il appellera "sa libération", cette vraie vie sera pour lui au-delà de l'espoir, au-delà de la souffrance, au-delà de la folie même, c'est-à-dire au-delà de l'enfer qu'il vient de traverser. Le message de Krishnamurti au sein de sa vie même, le message d'éducation, c'est le fait de ne jamais s'arrêter en route, ne pas refuser la souffrance, ne pas en faire une sorte de lit de jouissance masochiste, ne pas s'y complaire.

Le problème que pose Krishnamurti dans Le Sentier et dans l'expérience de sa libération, c'est bien le problème de la folie. Tout humain rencontre un jour ou l'autre dans le cours de son existence la nécessité de traverser sa folie. La folie pathologique, n'était-ce pas cette traversée interrompue ? Et parce qu'elle est interrompue, une vie qui part à la dérive, en pleine tempête. Ce que Krishnamurti veut dire, c'est qu'il faut traverser, c'est-à-dire passer sur l'autre rive, et accéder ainsi à une autre vie. Nous nous permettons d'insister sur les souffrances rencontrées par Krishnaji, qu'il décrit dans Le Sentier, parce que souvent cet épisode de sa vie est insuffisamment connu. Ce qui caractérise ce que l'Inde nomme le Gourou, c'est que le gourou, avant tout, est capable d'aller au-delà de la folie, ou bien de descendre au fond de l'enfer, justement là où est la sortie. Le commun des mortels n'est pas à la hauteur de sa propre folie, il s'y perd, il s'y abandonne, elle l'englue, elle l'enlise, elle le submerge, souvent elle l'engloutit. La question que pose Krishnamurti est de savoir si nous sommes ouverts à notre folie afin de la vivre jusqu'à son terme et ainsi l'épuiser, ou comme le disent les anciens textes védiques, "frire les racines" pour qu'il n'y ait plus de nouvelles pousses.J'ai souvent abordé avec Krishnamurti le problème de la folie, et il était toujours extrêmement grave, sérieux et concentré. Le trois mai 1969, à Amsterdam, un auditeur lui dit : "Monsieur, vous êtes complètement toqué ?", et l'auditoire dut rire. Mais Krishnamurti, qui n'en reste jamais à l'aspect extérieur d'une question, plonge immédiatement à l'intérieur de celle-ci : "Qui est juge - vous, moi, un autre ? Si vous jugez que l'orateur est déséquilibré ou non, un tel jugement ne fait-il pas partie de la folie générale du monde ?... Juger implique une certaine vanité... La vanité est-elle capable de percevoir ce qui est vrai ? Ou bien n'est-il pas besoin d'une grande humilité pour regarder, pour comprendre, pour aimer, Monsieur, c'est une des choses les plus difficiles que d'être sain d'esprit dans ce monde anormal et déboussolé. Être sain d'esprit implique que l'on n'a aucune illusion, aucune image, ni de soi, ni d'un autre... Dés l'instant où l'on a une image de soi, on est, assurément, un peu déséquilibré, on vit dans un monde d'illusion... Quand vous dites que vous êtes Hollandais - pardonnez-moi de le dire, vous n'êtes pas tout à fait équilibré. Vous vous séparez, vous vous isolez, comme le font d'autres quand ils se prétendent Hindous. Toutes ces divisions nationalistes, religieuses, leurs armées, leurs prêtres, tout cela indique un état de déséquilibre mental". Voilà où Krishnamurti va chercher la folie. La racine de notre folie est l'état de division à l'intérieur de nous-mêmes et par conséquent entre les humains.

Ainsi qu'il le précise dans le texte du Sentier, Krishnamurti descend donc au fond de l'enfer, et il en sort transformé, régénéré, autre, c'est-à-dire vraiment lui, rayonnant sa propre identité. Il l'indique en conclusion de ce texte : "Quand on recherche la vérité, on en porte en s'en approchant le reflet sur le visage, quand on devient la vérité, on ne la reflète plus, on la rayonne". Il y a passage de l'état de dualité, réflexion, à l'état d'unité rayonnement. Quand on a compris l'importance et la nécessité du désespoir dans l'enseignement krishnamurtien, on le retrouve régulièrement dans ses textes. Après cette terrible épreuve consécutive à la mort de son frère, ce qui est exceptionnel chez Krishnamurti, c'est la faculté qu'il a de ne pas s'arrêter. Il apprend la mort alors que son bateau est en mer Rouge, et je vous le disais tout à l'heure, il hurle, parle Télougou. Lorsque le bateau arrive à Colombo, c'est-à-dire dix jours après, il a déjà fait sa propre traversée. Voici ce qu'il écrit : "Un vieux rêve est mort, et un autre s'est fait jour, telle une fleur émergeant de la terre solide, une nouvelle force née de la souffrance bat dans mes veines, une nouvelle compréhension et une nouvelle sympathie sont nées des douleurs passées". Dix jours. Pensez que la plupart des humains, comme on le dit, traînent des souffrances toutes leur vie.

Selon Krishnamurti, la souffrance est une dynamique, la souffrance est explosive, c'est elle seule qui nous permet d'évoluer, et de passer comme il l'indique, de la dualité à l'unité.A un auditeur qui lui demandait à Bénarès en 1949 : "Pour l'amour de Dieu, donnez-nous quelque espoir, quelque refuge", il répond : "Messieurs, ce n'est que dans le désespoir que l'esprit peut trouver la réalité. Seul l'esprit totalement révolté peut sauter dans la réalité, et non pas l'esprit satisfait, respectable, clôturé dans ses croyances". De même, un jour que nous parlions de l'Inde, il m'a précisé qu'il s'était très souvent entretenu avec des dévots, des prêtres, des sannyasins. Vous savez, ce qui est prodigieux avec Krishnamurti, c'est qu'en Inde il était reconnu, et tous ces dévots, ces sannyasins lui disaient : "Vous avez raison, Monsieur, mais on ne peut pas". Il bouleversait la tradition mais il était tout de même reconnu, et c'est exceptionnel. Avec Krishnamurti, nous sommes aux antipodes des enseignements, c'est-à-dire d'une éducation promettant toujours l'accès à un état où ne subsisterait que le sens du plaisir, du bien-être ; nous sommes aux antipodes des enseignements qui privilégient le positif et prétendent exclure la souffrance, et ce sont pourtant ces seuls enseignements qui demeurent chez nous particulièrement prisés et qui se vendent et qui s'achètent à prix d'or. Pour Krishnamurti, l'évolution de tout individu passe par la nécessité de reconnaître et d'explorer son désespoir. C'est ce qu'il nomme "to look the fact", le face à face avec le fait, qu'il oppose à l'attitude habituelle qui consiste - dit-il - à "to escape", la dérobade. A propos de cette éducation, prétendue éducation, qui ne privilégie que le sens du bien être et du plaisir, lisez, je vous le signale parce qu'il est peu connu, le livre le plus bouleversant de Freud : Au-delà du principe de plaisir. Freud enseigne également qu'il faut aller au-delà du principe de plaisir pour justement se rencontrer intérieurement. C'est lorsque se fait le passage de l'évitement, de la dérobade, au face à face, que commence selon Krishnamurti l'exploration intrapsychique et le véritable accès au domaine spirituel.

Partant du principe que tout humain lorsqu'il est quelque peu attentif à lui-même, rencontre de l'inacceptable, c'est-à-dire des états conflictuels, donc des états porteurs de souffrance. Selon Krishnamurti, c'est dans l'expérimentation de ces états conflictuels que cette autre attitude intrapsychique peut par l'individu lui-même être expérimentée, mise au jour, donc découverte. Mais il est certain que le problème du conflit est au centre même de toutes les psychologies, y compris bien sûr de ce que l'on nomme la psychologie analytique, la psychanalyse. Le problème du conflit est au coeur même de l'éducation krishnamurtienne. En ce qui concerne l'obéissance à des modèles, à des gourous, ou à des références, il est très clair : "Tu te conformes parce que tu refuses en toi la confrontation, à l'intérieur de toi". Accepte To look the fact c'est-à-dire la confrontation, donc expérimente le conflit, ton propre sens de découverte pour mettre au jour cette nouvelle faculté. Et cette éducation nouvelle dont il parle, serait donc celle au sein de laquelle ça n'est pas l'éducation qui apporterait une solution au conflit, mais elle inciterait les humains, petits et grands, à se vivre différemment sans refuser la difficulté souvent sous forme d'un état conflictuel porteur de souffrance. La conformité, se conformer, la plupart du temps, c'est pour éviter le conflit. L'adulte est l'humain qui découvre qu'il est apte à vivre ce qu'il jugeait auparavant inacceptable. La sagesse est cet état de repos au sein duquel la conscience découvre que ce qui était inacceptable, révoltant, bouleversant, somme toute, je peux le vivre, je suis capable. Le drame de la petite éducation, c'est qu'elle a mis dans nos oreilles et dans nos têtes, et c'est immanquable par papa-maman et nos éducateurs qui essaient de nous protéger, je dirais, hélas, cette phrase dramatique : "Tu ne peux pas, tu n'es pas capable".Et elle nous suit longtemps, et bien souvent jusqu'à la mort et dans l'acte même de mourir, il y a aussi le sens "Je ne peux pas". Je ne peux pas m'abandonner, je ne peux pas me laisser aller, je ne peux pas m'en remettre. Vous voyez ce "Je ne peux pas", c'est une mécanique diabolique qu'il faut démonter de son vivant, pièce par pièce pour voir comment cela marche, de manière à passer outre.

Exposé de Yvon Achard
Conférence "Krishnamurti et l'éducation à la fin du XXe siècle"

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