vendredi 20 novembre 2009

L'imaginarium d'Atkinson Grimshaw

Atkinson Grimshaw...
...le peintre crépusculaire de l'ère victorienne
...





Connu pour être Le peintre de la nuit, Grimshaw commença sa carrière par des scènes de sous-bois et des natures mortes. Il fut brièvement inspiré par les Pré-Raphaëlites, peignant alors de grands paysages aux détails minutieux. Plus tard, le crépuscule devint sa réelle marque de fabrique : scènes de soir ou de nuit dans des chemins de banlieue, d'avenues le long des docks, de la Tamise ou encore de rues animées de Londres et d'autres villes du nord du pays. Vers le milieu de sa carrière, il s'inspira de peintres tels que Laurence Alma-Tadema et James Tissot en peignant des scène de la Rome antique ou d'intérieurs modernes richement décorés. Il s'intéressa également aux mythes et aux légendes, exprimant ainsi sa passion de la poésie et des histoires romantiques de Camelot.

Dans les dernières années de sa vie, Grimshaw peint des scènes de plages et d'estuaires, terminant sa carrière avec une série de paysages de neige poignants. Il semblait alors évoluer vers un style plus libre et moins formel, peut-être influencé par Whistler. Malheureusement, il ne pourra pousser l'expérience plus loin et meurt en 1893.

dimanche 28 octobre 2007

Ethique du non-savoir



Nous pensions jusqu'ici échafauder une morale idéale au-dessus des contingences de la matérialité biologique, ce qui revenait à opposer le corps à l'esprit, l'émotion à la raison : l'un devant soumettre l'autre nécessairement à défaut de s'en accommoder. Selon la morale judéo-chrétienne, dont le courant humaniste s'inspire, la notion même de progrès se fonde sur l'espoir placé dans le libre-arbitre, cette instance de la conscience d'essence divine, elle-même supposée se placer au-dessus des débats de la pensée triviale et les arbitrer. Une telle affirmation de supériorité, une telle idolâtrie de "sur-moi" refoulant le "moi" véritable - peu importe d'ailleurs le nom qu'on lui donne - peut-elle conduire au progrès humain. Cette idée soulève pourtant une interrogation car, en fin de compte, ce besoin impérieux de croire en une conscience supérieure n'est-il pas une réaction d'origine pulsionnelle, la pulsion du savoir ? Car comment la conscience pourrait-elle se détacher du corps biologique, qui est son support d'action ? Étymologiquement le mot conscience nous renvoie à une notion religieuse, celle du partage de la "science avec les dieux" ? Lorsqu'un être humain admet cela, il ne lui reste qu'un tout petit pas à franchir pour se croire investit du "don" de conscience divine et parler au nom du Tout Puissant. Ce qui est la plus grave imposture qui puisse exister, néanmoins il fut le socle séculaires des systèmes monarchiques et théocratiques. Admettons un instant qu'il puisse exister une connaissance parfaite nous rendant capable d'arbitrer et juger de tout, sans qu'interfère la moindre pensée triviale ou intention biologique, comment pourrions-nous savoir dans ce cas si nous ne nous mentons pas à nous-mêmes ? Identifier si aisément le jugement d'une certaine strate la pensée à celui d'une conscience supérieure participe de la sublimation de notre égo, tout cela est enfantin à comprendre. C'est un pouvoir de travestissement dont usent avec talent la plupart des prêtres et des élites politiques. Flatter notre "conscience" pour obtenir notre assentiment. Chaque individu à l'échelle de la cellule familiale s'emploie aussi à participer à cette grande messe de la conscience supérieure qui forge des élites parmi les donneurs de leçons, le "dominé" devenant "dominant" à son tour, perpétuant le modèle ou tentant de le réformer par la contestation politique. Pour ma part, je pense que la conscience morale en politique ou dans tout autre domaine où elle s'applique ne saurait être totalement "éthique" si elle n'est pas librement accepté par un esprit libre, c'est-à-dire lui-même capable de sonder la nature de cette "conscience" au plus profond de son être et les illusions dont il est le produit.

La neurobiologie, d'ailleurs, ne nous décrit pas le cerveau comme un terrain de confrontation entre le corps et l'esprit, mais tout au contraire comme une structure associant ces forces complémentaires pour façonner la mémoire, à la fois cognitive et verbale, dont le résultat produit ce que nous appelons la pensée. On peut noter que les configurations des circuits neuraux qui relient les différentes zones d'activité cérébrale pour former la structure de notre pensée convergent consciemment ou non vers un même objectif commun : la survie biologique à l'échelle du corps humain, familial ou social. Le schéma de traitement de l'information à partir duquel s'élabore nos décisions traverse notamment la formation réticulée, une zone cérébrale très ancienne, déclenchant l'influx nerveux nécessaire à toute motivation biologique. Notre cerveau prend en compte également les marqueurs somatiques (informations sur l'état du corps) lorsqu'il est en train de réagir à l'environnement et les enregistre. La formation de l'expérience cognitive implique aussi le système limbique, qui permet de traduire en émotion les signaux bâtis sur cette expérience, comme la perception de l'empathie d'un visage, il permet ainsi de les acheminer vers les lobes frontaux chargés de la traiter comme toute stimulation de récompense ou de crainte afin de pouvoir déclencher l'action. Enfin, la raison se dessine par le moyen du langage, sur la base d'un mécanisme de traitement de l'information qui intègre les expériences cognitives. La raison et l'émotion fonctionnent donc en coopération, les zones des lobes frontaux du cerveau qui organise au final nos prises de décision prennent en compte directement des ramifications sous-jacentes basées sur les émotions, dont la fonction justement, consiste à nous pousser à prendre des décisions. Ne vous semble-t-il pas absurde alors de vouloir opposer la décision et la motivation cachée qui conduit à déclencher celle-ci ? Les deux ne font-il pas partie du même ensemble, ne sont-ils pas indissociables par nature ?

Le tracé d'une frontière entre le corps et l'esprit est le résultat de la raison envisageant sa propre supériorité. La raison peut tout aussi bien concevoir que dans l'accomplissement d'une chaîne d'action pour atteindre un objectif, l'émotion soit parfois une entrave, pourtant c'est bien toute notre expérience, corps et esprit, qui est requise dans le raisonnement, même si au final nous ne semblons obéir qu'à la seule pensée. Ce que nous avons coutume d'appeler "le savoir", ce fragment supérieur de la pensée auquel chacun à coutume de s'identifier, n'est que la manifestation d'une réaction ultime, un automatisme de plus permettant à la pensée de prendre en compte les données de la mémoire. Le projet de Descartes était fondé sur une juste observation du fait que nous devons convenir qu'il y a bien une implication du "moi" dans la pensée... je pense donc je suis. Mais son erreur était de croire que l'analyse suffisait à extraire le grain de l'ivraie.
Car l'implication du "moi" dans le raisonnement se produit sur plusieurs niveaux d'intentions intégrés dans la prise de décision elle-même. Notre libre-arbitre se contente la plupart du temps d'acquiescer ou non de décisions qui sont prises en amont du raisonnement, en un mot ce n'est pas la raison qui prend toutes les décisions. On ne saurait voir en la raison une sphère détachée des autres et bien que les différents fragments de notre conscience fonctionnent dans des sphères qui leur sont propres, une énergie commune les mobilise et les associe. La pensée prend en compte une motivation protéiforme qui fait l'objet de plusieurs traitements en amont, mais en aucun cas ne décide en dehors de celle-ci.

Le cerveau a besoin avant tout d'ordre pour fonctionner normalement, comme source d'énergie, l'émotion renforce la cohérence de son action en focalisant l'attention sur un point autour duquel tout s'ordonne. Cette fragmentation permet à la raison de jouer sur plusieurs registres du savoir et donc plusieurs intentions qu'elle manipule selon les commodités et les circonstances. Mais le savoir, en soi, n'est pas une nécessité. Dès l'enfance, nous avons appris à jouer sur différents registres de communication pour donner le change, simuler le savoir et ainsi pouvoir dominer nos peurs et nos émotions, cela ne semble pas poser un problème éthique pour nous, car nous avons été encouragé à apprendre nos leçons de cette manière. La pensée est univoque et pourtant prétend tout savoir, bien qu'elle soit capable de prendre en compte des orientations divergentes et de les exposer selon l'auditoire auquel elle est amenée à se confrontée, cela ne constitue pas le savoir. Nous ne sommes pas gouvernés par la raison, le savoir, nous savons seulement l'utiliser selon les attentes d'autrui à notre égard et au gré des circonstances et de notre environnement culturel. Curieusement, nous nous étonnons toujours des conséquences qui peuvent résulter de cette extraordinaire plasticité de notre prétendu savoir et refusons d'admettre sa versatilité. Comme s'il fallait croire absolument en une pensée supérieure, le "je", le "cogito", qui persiste à maintenir le statut quo du connu et dès qu'une situation nouvelle émerge s'emploie à la maintenir sous contrôle d'une intention infaillible, allant même jusqu'à ignorer ses propres contradictions pour mieux affirmer son savoir. Selon certaines écoles de pensée, la relation construit la conscience et cette dernière ne peut être appréhendée séparée des interactions avec l'environnement familial et social, le système. L'approche psychanalytique, notamment, bien qu'elle se focalise davantage sur le phénomène psychique, cherchant à révéler son mécanisme intérieur en le pliant à une méthode, plutôt que sur le phénomène cognitif, a contribué à mettre en évidence la subjectivité du savoir. Quelle que soit la méthode employée et la démarche d'étude, nous sommes amené aujourd'hui à nous poser cette question essentielle : la compréhension de nos intentions et de nos décisions peut-elle être constitutive d'un savoir, comme le savoir psychanalytique ? L'analyse n'est-elle cet autre déguisement de la raison qui entretient l'illusion du savoir ? Peut aboutir au savoir en partant d'un point d'origine fragmentaire ? Peut-on qualifier de savoir tous ces palliatifs à l'ignorance que l'on appelle "méthodes d'approche quantifiables" ?

Croire aux vertus de l'observation méthodique est un mensonge que l'on se fait d'abord à soi-même. La manière exacte dont l'environnement imprègne la conscience se fait selon la nature et la structure des connexions au sein du néocortex humain. Ainsi, après cinq millions d'années d'évolution, le cerveau humain reste conditionné par les marqueurs biologiques et notamment les réactions du système limbique, lesquelles établissent les codes de nos relations inter-personnelles spatiales et sensorielles, de nos signaux cognitifs, comme par exemple le comportement de nutrition ou de défense du territoire et les différents modes de cohabitation hiérarchique au sein du groupe social. Une palette de stimulations internes résultant de cette configuration nous permet ainsi de décoder notre environnement et d'en retirer une analyse, mais aucunement un savoir. Prenons un exemple concret : si je perçois un cliquetis des couverts, j'éprouve une sensation de faim, comme le chien de Pavlov je salive. Ces sensations d'appétit associées à la mémoire me diront ensuite comment obtenir la récompense escomptée. Mécaniquement, je vais prendre ma serviette de table qui se trouve dans l'armoire et me rendre dans la salle à manger, me laver les mains auparavant, etc. Il se produit un phénomène d'implication qui résulte du circuit cérébral de recherche de la récompense. Même si d'autres catégories de réflexes concurrents comme celui du renoncement à la nourriture par bien-être peuvent interférer. L'ensemble des marqueurs somatiques qui ont façonné l'évolution de notre cerveau entre en jeu dans nos actions quotidiennes, il y a un phénomène de contamination. Le comportement d'un individu n'est pas cloisonné. Ainsi certains marqueurs de contrôle de l'attention sensitive, notamment du tonus musculaire, dirigés vers la satisfaction de l'appétit sont aussi vouées à un autre usage, ils servent par exemple à déployer l'énergie que nous employons à la résolution des problèmes de la vie quotidienne ou à consacrer une écoute attentive aux consignes professionnelles d'un chef de service pour obtenir une récompense promotionnelle. C'est aussi une forme d'appétit. Bien que notre mode de vie ait évolué, les circuits d'information neuraux de la récompense empruntent toujours les mêmes voies qu'à leur origine. Les postures du corps, la structure de notre pensée et la gestion de l'énergie émotionnelle sont la conséquence de cette évolution qui structure nos schémas de pensée. Comment nier l'importance corps, aucun savoir n'est libéré de lui, aucun libre-arbitre ne saurait s'abstraire de cette réalité pour fonder un savoir désincarné.

La pensée fonctionne par rapport à une image, à une émotion, et celle-ci provient d'une chaîne de réactions empruntant des circuits particuliers et concomitants dont l'expression cognitive fonctionne en relation avec les marqueurs somatiques très divers, c'est-à-dire des états du corps, l'émotion intervient dans la capacité d'attention notamment. Cette structure sous-jacente à la pensée est toujours à l'œuvre, même dans l'analyse la plus mécanique. Au cours de la journée, le cerveau réagit en permanence à un seuil de conscience en-deçà de l'attention ordinaire, il interprète le monde selon un ordre établit par sa propre structure interne et ses marqueurs somatiques, une structure qui tend à l'équilibre (homéostasie) et semble d'elle-même se régénérer pendant certaines phases du sommeil. Beaucoup d'éléments cognitifs interfèrent avec les réactions somatiques, laissant des traces émotionnelles que nous inhibons, mais qui demeurent néanmoins actives plus ou moins consciemment.
C'est une mécanique très subtile, qui fait que la conscience ne saurait être uniquement rationnelle, car elle conçoit d'abord une intention, prenant en compte le désir, les émotions, pour évaluer la solution d'un problème. L'inhibition du lobe frontal ne signifie pas la destruction de ce désir, mais son utilisation à fin de gérer une situation à notre avantage. Comprendre qui nous sommes serait une entreprise vouée à l'échec sans l'acceptation de cette évidence.

Cet arrière-plan - que notre intellect se refuse à connaître - structure évidemment la pensée et aboutit à sa fragmentation, c'est-à-dire au tri de l'attention nécessaire à la définition de nos champs d'investigation et à la conscience de pouvoir les analyser. Pouvons-nous réussir à intégrer le spectre morcelé de cette conscience sans qu'une entité supérieure, l'analyste, ne veuille émerger du chaos pour imposer une orientation particulière, ce qui signifie un nouveau morcellement de la conscience ? C'est le sens qu'il nous faudrait accorder aujourd'hui au mot "liberté intérieure" laquelle ne peut être morcelée ou confinée à une pensée supérieure à ses propres finalités. Dire par exemple que nous sommes émancipés justifie d'une intention de devenir libre, à laquelle nous nous identifions avant d'être libre, ce qui signifie que nous ne le sommes pas. De même si mon attention est absorbée par les sollicitations que lui impose la mémoire, et dont elle retire une analyse, celle-ci n'est pas libre. La liberté ne peut naître qu'à la source du savoir, c'est-à-dire par la qualité de l'attention que nous portons aux sollicitations de la mémoire et de la pensée en formation. La pensée formée nous prive déjà de la liberté, nous pouvons sans doute affirmer que la pensée est autonome, mais pour être libre réellement, la pensée, résultat de la mémoire, doit cesser de régir le chaos qui émerge de la conscience pour le laisser d'abord exister. Alors ce qui paraissait désordonné, parce que nous souhaitions le contrôler, devient ordonné et donc analysable.


Voyez comme nous sommes éloigné de cet ordre et de quelle manière le jugement de la pensée prend aisément un tour dictatorial et cherche à imposer une intention, une image, un désir, un acte de mémoire ou de volonté diamétralement opposé au chaos de ses propres sentiments. Le rôle du jugement de la pensée est, en effet, en premier lieu de canaliser l'énergie de la mémoire vers un projet. nous nous sentons impliqués par une sollicitation de la mémoire, car nous l'avons choisie pour dominer le chaos. Ce mouvement de la pensée, par nature donc, entretient le conflit et la fragmentation qui émerge à la conscience. Ensuite, le conflit se propage à l'extérieur.

Plus le cerveau dispose d'informations à sa portée, mieux il peut comparer et relativiser la supériorité de ses convictions intimes, mais ce mode de fonctionnement de la pensée sélectif et supérieur, créant une pyramide du savoir vertigineuse, une accumulation de jugements et d'opinions conflictuelles peut-il résoudre nos problèmes ?
Cette accumulation va aussi de paire avec un refoulement, qui génère un autre facteur d'angoisse. Une personnalité confronté à un grand nombre d'informations journellement, bien que gagnant en autonomie d'action, refoule aussi un grand nombre de sollicitations. Plus il y a d'informations, plus il faut sélectionner. Dans ce processus de sélection de l'information, le mode de hiérarchisation intervient selon des critères en apparence rationnels, mais l'arrière-plan, quant à lui, reste la fuite où la recherche de gratification par la stimulation de la mémoire. Nous éprouvons ainsi une forme d'accoutumance aux plaisirs intellectuels qui émousse les qualités sensitives et l'attention naturelle.

De la même façon, ce que nous appelons communément "amour" ne se résume-t-il pas à l'entretient d'une stimulation issue de la mémoire, une persistance du désir entretenue et projetée sur l'être aimé ? Ainsi voyez par vous-mêmes la qualité de l'attention que nous portons à autrui, quelle soit concupiscente ou bénévolante selon l'expression de Descartes, c'est-à-dire intéressée ou désintéressée dans ses intentions, si nous cherchons avant tout à entretenir une stimulation de la mémoire, notre sensitivité s'émousse et l'amour disparaît. Car c'est une illusion que de vouloir commander à la nature. L'esprit qui croît aimer et se veut maître de cet amour suit en réalité un mouvement comparable à l'oscillation d'un pendule, lequel revient toujours à l'entretien du plaisir bien que s'imaginant libre de ses choix. Le désintéressement authentique est impossible tant que je regarde l'autre à travers ce miroir déformant, tel que mon attente le perçoit. Nous ne pouvons aimer
durablement ce qui est déformé par le désir, par essence l'objet d'une adoration est fugace, parce qu'il est originellement faussé par le besoin d'en jouir. On ne peut aimer complètement que ce que l'on connait vraiment et comment pourrais-je connaître autrui autrement que par ma propre expérience humaine, c'est-à-dire en comprenant mes propres anxiétés, mes doutes, mes illusions ? Se voir sans déformation, sans altération, de façon directe et sensitive, c'est commencer à voir autrui tel qu'il est, donc l'aimer non plus à travers une image, mais pour lui même. Dans cet amour sensitif, il n'y a pas de place pour la jalousie, la possession, la dépendance, mais bien au contraire une intime compassion. Mais comment retrouver cette sensitivité partagée, comment retrouver notre faculté d'attention virginale lorsqu'elle a été émoussée, amoindrie, étouffée par l'effort de la pensée ?

Si nous observons en profondeur la formation des relations humaines, il apparaît à l'évidence que la mémoire émotionnelle est déjà formée à la naissance, les structures de la récompense et de la punition sont déjà en place pour favoriser l'apprentissage. Une capacité permettant au nourrisson d'interpréter les attitudes maternelles et d'y répondre. De manière innée, nous sommes ainsi enclin à rechercher la récompense, l'amour maternel en étant la quintessence et à fuir la souffrance, synonyme du rejet maternel. C'est la raison pour laquelle, dès la petite enfance, se développe en nous la capacité à anticiper les attitudes parentales. Le cerveau apprend plus efficacement à exploiter à son avantage ce "sens" relationnel au fur et à mesure que se développe la motricité. La maîtrise de l'environnement nous invitant à anticiper pour répondre à des défis plus complexes, impliquant durée et constance dans le mouvement pour acquérir ce que sensoriellement je convoite. Nous le voyons bien, c'est la réaction émotionnelle, l'intentionnalité impliquant le corps tout entier, qui induit le processus de la motricité et non le contraire.

Aux objectifs sensoriels, nous substituons peu à peu des images mentales, des pensées. Les mots de "bien" et de "mal" entrent en résonance avec ce que nous ressentons déjà lorsque nous les aprenons. Le cerveau apprend à utiliser les images sensorielles, fruit de cette longue expérience, comme support dans l'acquisition de la motricité, comme il le fera pour le langage et la structuration de sa pensée, c'est pourquoi on observe une liaison étroite entre les zones du cerveau permettant le repérage dans l'espace et les régions permettant l'acquisition du langage. Les contes pour enfant exposent un parallélisme entre les situations spatio-temporelle et les sentiments permettant d'enrichir les représentations et structurer la pensée, ils mettent ainsi de l'ordre dans le chaos des émotions.


Comme le démontrent diverses expérimentations en neurobiologie, un simple déficit de communication neuronale entre le système limbique (qui gère les émotions primordiales) et le lobe frontal (où s'élabore les décisions de la pensée), causée par une lésion accidentelle ou une malformation, peut affecter la prévalence de la raison dans nos jugements. Privé de son matériel émotionnel, la pensée accordera en effet moins d'importance à la nécessité de redéfinir son action dans le cadre d'un jugement distancié qui permet de mesurer les risques. A n'en pas douter, mais nous en doutons aisément, l'émotion participe de l'activité de la pensée et, d'une certaine façon, définit la structure de nos raisonnements. Ce qui prouve bien que toute formulation de la pensée s'inscrit dans un continuum qui provient d'une structure sous-jacente. Alors que l'émotion crée la relation, la mémoire inscrit cette relation dans un schéma d'apprentissage, de valeurs, s'appuyant lui-même sur un schéma plus profond qui structure l'apprentissage : la recherche de récompense et la fuite devant l'appréhension de la souffrance.

Nous pouvons observer ainsi très clairement que la plupart de nos pensées sont reliées à des mobiles très simples : le désir d'obtenir une récompense telle que, par exemple, la considération de notre entourage, ou encore le besoin de parvenir à une gratification de nos actes au sein du groupe. La contrepartie, c'est l'illusion psychologique que nous sommes rejetés dans le cas contraire, expérience au combien douloureuse pour l'adolescent que ce sentiment d'isolement et d'incompréhension. La mémoire garde l'empreinte de ces blessures et en tient compte dans les relations futures.

Nous l'avons vu, la pensée procède de plusieurs niveaux : la plupart du temps, elle agit par distanciation, fuyant les blessures de la mémoire. La pensée se construit donc en porte-à-faux avec l'émotion qu'elle veut occulter. Le jugement de la raison est condamné à ce paradoxe de la pensée qui veut que pour s'extraire de l'émotion, celle-ci doive inventer un espace de domination en s'appuyant d'abord sur une rhétorique de l'opposition au mal. Cet espace de domination et de contrôle dont la pensée croît jouir se trouve complètement déconnecté pourtant des faits, qui ne sont "par nature" ni bien ni mal. Ce que la pensée conçoit en discourant dans ce cercle étroit de "la morale", de "l'amour" ou de la "propriété", reste fondé sur une simple réaction psychologique au "mal", à la "haine" et à la "menace du territoire", donc aux émotions primordiales, faisant de l'individu un insurgé permanent contre une partie de lui-même, refoulant ses émotions les plus primaires pour sublimer leur contraire purement conceptuel. La plupart de nos grandes notions intellectuelles pourraient-elles exister hors de cette réaction psychologique qui les a engendré ? Le besoin d'émancipation du conditionnement émotionnel a toujours été le moteur d'un idéal et d'une morale inaccessible, d'une recherche insatiable de surpassement de soi-même, d'une mise en scène de valeurs suprêmes, de conventions supérieures que nous voulons imposer ? Nous voyons ainsi comment la pensée cultive la fragmentation et l'ambition, qui tous deux isolent l'individu et entretiennent de multiples formes de conflits à l'échelle du couple, de la famille, du travail et du territoire.

Toute philosophie qui se réduit à la quête de la Raison pure est erronée, car la raison n'est qu'un avatar d'un processus psychique plus complexe, une réaction d'ordre face à l'incitation de la mémoire ou à son refoulement dévastateur. La Raison tend cependant vers une recherche de la compréhension absolue dont Emmanuel Kant avait tôt fait de démontrer la subjectivité. Cette expression absolutiste de la pensée démontre seulement que cette dernière est gouvernée par le désir de contrôler les émotions. En définitive, la seule certitude qu'il nous reste se réduit au noème, couple formé de la pensée et de son arrière-plan cognitif qui constitue l'objet fini de la conscience. Le propos d'une nouvelle éthique est donc de revenir au fondement de l'action par l'observation rigoureuse des manifestations de la conscience en relation. Devons-nous pour cela pratiquer l'épochè, selon la terminologie chère à Edmund Husserl : c'est-à-dire observer avec moins de savoir et plus de conscience. Le problème c'est que la conscience est aussi à l'origine du savoir. Notre hiérarchie des connaissances, en premier lieu, n'est autre chose qu'une manifestation de la fragmentation de la conscience elle-même.

Ainsi nous nous laissons si facilement enfermer dans cette structure bipolaire à laquelle, par nature, la pensée aboutit invariablement. La pensée ne peut donc comprendre le sens profond de la liberté, bien que nos hymnes en fassent l'apologie, celle-ci demeure un idéal inaccessible pour elle, tout comme le bonheur.
Les concepts nous rendent parfois plus autonome, mais jamais libre. Notre propos ici de mettre en évidence le fait que la question morale envisagée uniquement du point de vue des idées n'a aucune valeur. C'est le conditionnement de la pensée qu'il faut comprendre, lequel prend appui sur un schéma de conscience sous-jasent, qui lui donne nécessairement une orientation, une férocité, une répétition et une volition. Depuis toujours, la domination de la raison se trouve au cœur de la régénération des conflits humains. La pensée, qui, par nature, tend vers la recherche d'une conclusion gratifiante, n'apportera jamais la liberté et la vérité.

L'éthique qui en découle est une éthique amputée de la connaissance de soi, de ce lien avec l'origine du savoir. Cette éthique du non savoir nous amène à explorer une voie de connaissance de soi par l'attention et non par la pensée.
Faute de pouvoir comprendre son propre mouvement, la pensée se satisfait de dominer, de moraliser et de critiquer. En cela, nous nous contentons de suivre le sillon tracé par les générations qui nous ont précédées. La référence automatique au savoir doit donc être abandonnée si l'on veut découvrir quoi que ce soit de neuf à propos de nous-mêmes. Il nous faut commencer au degré zéro du savoir et suivre la voie d'un éveil sensitif. Car la pensée est incapable de révéler toute la portée de son propre mouvement à elle-même, cherchant toujours à en contrôler les effets. Toute forme d'éthique reste inachevée si elle se borne à une morale issue de la seule pensée, l'intelligence doit être attentive en deçà du savoir et prendre en compte le fait humain dans sa globalité. Or, en dépit de ce fait, nous croyons pouvoir utiliser la pensée et son analyse la plus poussée pour résoudre n'importe lequel de nos problèmes. Telle est la grande supercherie de l'intellect dominant. Il nous conduit à regarder tous les problèmes extérieurement, nous avons des opinions sur eux certes, mais sans jamais comprendre le lien qui unit tous ces phénomènes à notre conscience elle-même.

Il existe un conformisme révolutionnaire, tout comme il existe un conformisme bourgeois. Dérangée par l'émotion, la pensée cherche continuellement à biaiser, à s'évader du vrai problème, elle s'évertue à remettre de l'ordre dans la conscience en s'approvisionnant au marché des idées les plus proche de ses préoccupations. La pensée agit dans le monde des idées, car le processus de sa propre action lui échappe. Le "je" penseur, ce fragment de la conscience s'imaginant supérieur aux autres juge ainsi de tout et de rien, s'empare des idées à la mode comme d'un piédestal à son propre génie. La pensée se réfugie aisément là où elle peut se focaliser sur la réussite d'un objectif, consolider une théorie attrayante qui évite de regarder nos peurs en face, là où il est possible d'envisager un accomplissement personnel par un processus temporel, de suivre un principe divin accessible par une méthode très humaine, jalonnée de bons principes. Dans ce mouvement de la pensée, le plaisir agit comme un catalyseur de l'énergie vers un but. Il s'épanouit dans un terrain intellectuel familier, lequel stimule les cellules cérébrales. A travers le mouvement la pensée, finalement, nous cherchons une forme de gratification, une stimulation, une récompense, il est donc normal qu'elle aboutisse à une norme convenue. Nos jugements distanciés se transforment ainsi en jugements prédicatifs, en directives à suivre. Ce glissement vers le savoir péremptoire est presque inévitable, c'est pourquoi l'éthique du non-savoir est une nécessité.

Sans cette nouvelle éthique, fondée sur la sensitivité et l'intelligence, notre éducation restera superficielle, nous rendant incapable de vivre heureux en goûtant le moment présent. Comme autant de colosses aux pieds d'argile toutes les civilisations se sont érigées sur le fondement de la pensée, c'est-à-dire en maître du temps, de la volonté et de la rationalité, sans se rendre compte que le sous-bassement de cette rationalité n'était rien d'autre que le mouvement de la pensée totalisante.

Nous arrivons donc au point essentiel : tout réside en la connaissance de soi, celle de l'enseignant autant que celle de l'apprenant doivent se compléter et non soumettre. Or nous voyons que cette connaissance ne peut être que directe, car la pensée, en construisant une analyse, dénature le phénomène observé, puisqu'elle part d'un fragment, d'une idée, d'une image, d'un espoir distancier pour observer. Si la pensée est utile pour réaliser un objectif simple et accomplir un travail répétitif, n'est-elle pas un handicap en matière d'intelligence et d'observation ? Cette pensée, qui veut toujours incarner un principe supérieur, oublie que tous les principes sont des outils et non une fin en soi. Comment peut-on enseigner la connaissance scientifique, par exemple, si on utilise les concepts, non en tant qu'hypothèses de travail, mais comme finalité. La finalité ultime de la science ne se trouve-t-elle pas justement dans le non-savoir ?

Nous devenons plus intelligent chaque fois que nous nous libérons d'un conditionnement de la pensée. Etendre la domination du moi ou étendre le champ de la conscience, tel est l'alternative à laquelle l'éducation se résume. Chaque fois que nous libérons une parcelle de conscience d'un automatisme du passé, notre conscience s'éveille pour autre chose. La pensée ne peut évoluer qu'en désapprenant et pour cela, l'humilité est nécessaire. Avant le microscope, nous avions une vision du monde tout à fait différente. Cette observation d'un univers nouveau nous a conduit vers une pensée plus "large", il existe un univers moral aussi beaucoup plus large que nous n'avons encore jamais abordé. Le savoir mesurable ou comparable, est certes essentiel à la connaissance, mais il doit se soumettre au principe éthique qui privilégie l'attention élargie et abaisse le niveau de la conscience à la stricte observance des faits et à leur réceptivité. Un fait, quel qu'il soit, ne peut se révéler à notre conscience que si celle-ci n'a pas de dessein préconçu ou de référence à une autorité de la pensée pour le découvrir.
Apprendre à réfléchir par soi-même ne peut être enseigné. Ainsi ce que nous appelons l'éducation devient en réalité une co-éducation, dont le but est la prise de conscience la plus large possible d'un phénomène. Toutes les capacité de l'observateur sont déjà en chacun de nous, dès la naissance. On pourrait citer nombre d'expérimentations sur les capacités incroyables des nourrissons, au point que nous ne saurions dire si l'acquis, en privilégiant certaines de ces capacités étonnantes, n'en réduit pas leur nombre. Ainsi, certaines aptitudes réflexes ou facultés latentes ne tombent-elles pas en désuétude faute de trouver échos dans leur environnement socio-éducatif ? Développer l'observation chez l'enfant c'est lui apprendre ce qu'il sait déjà. Même si ce modèle éducatif semble très subtil et peut sécurisant, car il donne une place essentielle à l'interrogation de la conscience, sa portée éthique est immense.









samedi 27 octobre 2007

L'école du non-savoir







En occident, la tradition philosophique s'inscrit dans la droite ligne de la pensée philosophique grecque antique, fondé sur la croyance en la rationalité de l'univers, qui trouvera écho trois siècles plus tard dans un monde romain christianisé lui aussi convaincu de l'ordonnancement de toute chose. Ce rapprochement entre deux cultures constituera le fondement de la pensée occidentale. Il fut tout d'abord opéré par certains traducteurs de grec ancien, à partir de 950. Les clercs s'emploieront ensuite à bâtir un enseignement inspiré de la doctrine stoïcienne et notamment aristotélicienne selon laquelle, notamment, l'âme est considérée comme immortelle quoique déchue parce qu'elle partage l'existence du corps. Cette doctrine, en accord avec les principes judéo-chrétiens, sera étudiée tout au long du Moyen Age dans des écoles. Un savoir séparant le corps et l'âme, mais également en catégories distinctes les sciences de la nature qui obéissent à des lois (physique, biologie,...) et celles de l'action (éthique) et du discours (logique et rhétorique). La philosophie stoïcienne se résume à une quête de la sagesse, dont feront peu de cas les penseurs chrétiens plus préoccupés de morale et de scholastique. Une rigidité qui sera bientôt confrontées à deux événements majeurs. Le réformisme d'une part et l'invention de l'imprimerie, d'autre part qui, paradoxalement, seront à l'origine d'une Renaissance de l'esprit philosophique. Cette diffusion du savoir va révéler tout d'abord les limites de l'interprétation gréco-latine du cosmos et de la place dévolue à l'Homme dans un ordre universel prédéfini, dont Copernic achèvera la désintégration en démontrant que la terre tourne autour du soleil et non le contraire. C'est en effet dans un ouvrage intitulé "Révolutions des sphères célestes", achevé vers 1530, que Nicolas Copernic expose la théorie de l'héliocentrisme. Elle n'aurait sans doute jamais été publiée sans l'intervention enthousiaste d'un jeune professeur de mathématiques, Georg Joachim Rheticus et le concours d'un imprimeur luthérien de Nuremberg.

Au XVIIe siècle, Descartes s'emploiera à faire du principe originel de la philosophie grecque, à savoir "le doute", le moteur de la science. Il convient de rappeler, effectivement, que quatre cent ans avant notre ère et cent ans avant le stoïcisme, l'apologie du doute fut à l'origine de la pensée philosophique. Platon nous rapporte à cette époque le discours de son maître Socrate pour qui la philosophie est l'école du doute. Socrate se plaisait, en effet, à opposer deux conceptions de la connaissance : la première qui prend sa source dans le savoir et se déverse d'un esprit à un autre - il utilisait à dessein l'image de l'entonnoir - et, l'autre, la sagesse qu'engendre le constat de sa propre ignorance et la nécessité de se comprendre avant de pouvoir établir un fait quel qu'il soit - comme Socrate le suggère par une autre image : l'accouchement de l'esprit dans l'exercice du doute ou "maieutique". Terme qui vient du grec maieutikè : art de faire accoucher, par allusion au métier qu'exerçait sa mère, qui était sage-femme.

Ce doute existentiel, au centre de l'enseignement de Socrate, ne pouvait que revenir sur le devant de la scène dès lors que se fissuraient les fondements de la scholastique en occident. Avec le retour du doute créateur, l'Homme reprend la maîtrise de son destin. Bien que la définition de notre humanité, encore aujourd'hui, ne parvienne que difficilement à se dissocier de l'altérité au divin, il s'est produit au cours de la Renaissance une évolution radicale qui aboutira à la philosophie des Lumières. Laquelle s'emploiera à redonner à l'Homme une place centrale dans un message chrétien à vocation universelle. "Dieu fit l'Homme à son image" nous disait la Bible et les philosophes grecs trouvaient, eux aussi, la manifestation d'un ordre divin en toutes choses. Il suffisait de vouloir rendre à Homme sa part divine pour imaginer, comme Rousseau, un nouvel humanisme social, mais pas encore laïque. Car n'oublions pas que c'était encore une folle audace dans l'Occident du XVIIIe siècle que de vouloir porter un regard sur la nature de l'Homme sans le présupposé d'un projet divin.

Mais pour Socrate, le doute était surtout un instrument de sagesse, laquelle devait trouver son plein accomplissement par la connaissance de soi. Si l'intention de connaître l'essence cosmologique des choses avant de comprendre ce qu'elles sont par elles-mêmes (ontologie) n'avait que trop longtemps orienté la connaissance de nous-mêmes, c'est précisément, qu'avant Descartes nous ne partions jamais d'un point zéro du savoir dans la compréhension du monde. Il convenait donc de lever un obstacle d'ordre culturel pour pouvoir avancer sur le chemin de la philosophie et, du même coup, de la connaissance scientifique. Sur les traces de Socrate, Descartes fut le premier à construire un système d'analyse fondé sur le principe de douter de tout, notamment des objets qui se présentent à notre conscience. Ce faisant il en arriva à l'évidence que la seule vérité impossible à réfuter est qu'il existe un penseur. Si nous abordons le défi de la connaissance de soi de ce point de vue de non-savoir, nous voyons que la première vérité est effectivement l'existence du penseur. Le "Cogito" de Descartes eut ainsi le mérite de replacer au XVIIe siècle la question des "limites de la pensée" au centre du débat philosophique, comme fondement de la connaissance.

Apportant une critique au modèle cartésien, sans toutefois remettre en cause sa démarche, le philosophe Emmanuel Kant observe que le penseur, lorsqu'il envisage de se connaître, aboutit toujours à un paradoxe de la raison : comment un sujet, en effet, pourrait-il s’observer lui-même en tant qu’objet ? Ne serait-ce pas plutôt "les objets qui se règlent sur notre connaissance", comme il l'affirme dans sa Préface de la seconde édition de la "Critique de la raison pure". Dans son sillage, Brentano, lui aussi philosophe de l'école allemande, tirera les conclusions de cette subjectivité kantienne en affirmant que tout acte de conscience est intentionnel, c'est-à-dire orienté par nature vers un objet, se distinguant en cela du phénomène purement physique ou mécanique. Bien sûr, il s'agit d'une notion admise aujourd'hui, mais il est important de comprendre la révolution que cela impliquait de ne plus définir la conscience en opposition à l'état animal, comme le faisait encore Descartes, mais comme le résultat du mécanisme de l'intentionnalité qui restait à explorer. Cependant, bien qu'affranchi de l'erreur cartésienne, la philosophie de Brentano restât convaincue que toute conscience ne peut se définir que dans la relation à un objet.

Sur ce fondement, Edmund Husserl développera la notion de phénomène - ce qui se présente consciemment à nous (selon la définition de Hegel) - pour en faire une philosophie expérimentale, la "phénoménologie", qui postule que la conscience est un phénomène ne pouvant se révéler que par la transcendance de la relation à son objet. Autrement dit, c'est la confrontation directe de la conscience à un objet qui permet de comprendre valablement les mécanismes psychiques.

Il faudra attendre Nietzsche, puis Heidegger pour oser briser les derniers liens avec le fondamentalisme chrétien et pour que Jean-Paul Sartre puisse dire : "rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être". L'interrogation sur les phénomènes de la conscience allait explorer également d'autres voies avec le développement de la science expérimentale. Mais ce sont tout d'abord les observations de Darwin démontrant, dans le cadre d'une théorie sur l'Evolution des espèces, la part d'animalité en l'homme, qui ont apporté une autre vision de la conscience, celle des forces dialectiques dont parlait Hegel à propos de l'Histoire. Au début du XXe siècle, cette nouvelle approche dialectique de la psychologie découvre un nouveau terrain d'étude à travers la démonstration freudienne de la primauté de l'inconscient sur le conscient. Ce postulat projette un nouvel éclairage, en effet, sur la question de la conscience par une mise en perspective qui contribue fondamentalement à la compréhension de la pluralité des mécanismes psychiques. Ainsi se dessine une critique valable du positivisme issu des lumières, celui de Condorcet, qui supposait une marche inéluctable de la conscience et de l'Histoire vers le progrès. Aux antipodes de cette démarche, le père de la psychanalyse nous proposait dans un ouvrage intitulé "L'Interprétation des rêves" (Die Traumdeutung, au sens littéral : "L'Interprétation du rêve"), un modèle de libre association à partir de l'interprétation que le sujet fait de ses propres rêves, comme d'une voie royale vers l'inconscient. La théorie de l'inconscient pouvait aussi éclairer d'un nouveau jour les relations sociales et les mythes collectifs, selon la notion d'inconscient collectif défendue par Carl Gustav Jung.

Puis, à la fin du XXe siècle, la neuropsychologie clinique nous révélait l'étendue de cette emprise animale. Le raisonnement humain, que nous placions malgré tout au-dessus de l'instinct, s'élaborant finalement en étroite liaison avec le système limbique de notre cerveau, responsable de l'agressivité, de la recherche de la récompense ou de la fuite. Après Laborit, on ne pouvait plus nier une interaction profonde de nos émotions avec la zone frontale de notre cerveau, siège d'une raison discriminante et finalement de moins en moins gouvernante. La notion d'inconscient s'en trouvait du même coup remise en cause. Il ne s'agissait plus d'une réalité cachée, enfouie, inavouable, le "ça" freudien, mais bien d'une fonction structurante, en perpétuelle activité, essentielle à l'élaboration de notre pensée et de notre liberté. Désacralisée aujourd'hui, la pensée humaine en vint à être considérée comme le résultat d'une mécanique neurobiologique qui, bien qu'obéissant à des lois qui lui sont propres, se développe en interaction étroite avec un environnement stimulateur. L'Homme de la systémique devient l'infime rouage d'une interaction complexe. Sa conscience se révèlant avant tout cognitive, l'on se mit à songer à sa possible modélisation informatique tandis que l'éducation de l'éveil prospérait dans nos écoles.

Ainsi apparaissait à l'aube du XIXe siècle une nouvelle vision de l'Homme, consolidant la thèse des philosophes les moins idéalistes sur sa nature, notamment celle de Spinoza, qui dénonçait l'illusion du libre-arbitre : « Nous nous croyons libres que parce que nous ignorons les causes qui nous font agir ». Mais pour Nietzsche, qui était allé plus loin dans cette analyse, c'était aussi l'idée du déterminisme qu'il fallait rejeter en philosophie pour en revenir à la volonté de puissance. L'humain ne pouvant être appréhendé finalement que comme une valeur d'autodétermination dans un système complexe, la lutte sans fin d'une volonté d'autopréservation qui doit définir ses grilles de lecture du monde pour mieux se l'approprier. C'est dans ce sens que Castoriadis évoquera le "Chaos générateur et destructeur". Penser, comme le dit Deleuze, c'est toujours "affronter le chaos". Krishnamurti, au cours de ses causeries, à partir des années soixante dix, évoquera plus précisemment le chaos des états fragmentaires de la conscience, décrivant, en effet, la conscience comme un creuset de désirs et de pensées ébauchées et contradictoires, de souffrances larvées devant trouver en nous le chemin de leur propre résolution. C'est là qu'une instance supérieure intervient et cherche à donner du sens : la pensée. Ce n'est plus le Sujet, quelle que soit son appellation - "le Moi" décrit par Kant, le "Je" de Descartes ou bien encore cette "Âme" de Platon - qui déterminerait le libre-arbitre. Mais c'est cette nécessité de dominance d'une intention à l'intérieur d'une conscience fragmentaire qui fabrique nécessairement le sens.

Une philosophie du non-savoir qui rejoint l'ambition de la phénoménologie, consistant à envisager la pensée non pour ce qu'elle contient, mais pour ce qu'elle est, c'est-à-dire avant tout une réaction de la conscience qui se manifeste par le contact avec la réalité. Ce n'est que dans la relation que l'on peut déterminer précisemment les conditions d'apparition du phénomène de la conscience. Démarche en tous points complémentaire à celle de l'introspection, mais qui implique, contrairement à elle, de se détacher de tout jugement de valeur. C'est la démarche que préconisera Jiddu Krishnamurti, pour lequel l'observation commence dans le non-savoir, qui nous amène à une vacuité d'esprit attentive. Une philosophie qui s'apparente à une revisitation de l'anâtman bouddhique, cette idée du retour à l'impermanence et au non Soi. Il n'existe selon le bouddhisme en effet aucune âme, aucune essence qui fonde l'individu, mais une simple agrégation de phénomènes conditionnés, une conscience fragmentaire qui produit du sens. Il paraît évident que la pensée issue de cette fragmentation de la conscience ne peut se prétendre libre et, encore moins, épouser toute la conscience. La pensée est un mouvement qui tente plutôt d'inventer le connu à partir d'un arrière-plan, celui de la vraie conscience. Le connu est donc une intention qui émerge d'un chaos primaire. Comme on raconte un conte de fée aux enfants pour leur permettre d'ordonner leurs émotions et leurs sensations conflictuelles à l'intérieur de la cohérence d'un récit fictif, un territoire d'appropriation de la mémoire. Cette formulation répétitive du connu est symptomatique du mécanisme de la conscience qui fonctionne dans une relation qui n'est donc pas seulement liée à un objet, mais elle crée aussi son propre objet. Des illusions de la pensée naît l'ignorance de soi pourrait-on conclure. Se connaître nécessite donc au préalable une interrogation profonde sur la nature du désir et le processus émotionnel qui sont à l'origine du savoir. Parce que le désir est volonté, il conduit à vivre une expérience en fonction de ce que nous avons préalablement souhaité et non cette expérience elle-même, à connaître un objet par le mouvement qu'il inspire à notre conscience et non pour ce qu'il est.






jeudi 25 octobre 2007

Les schémas de conscience











L'observé ne peut pas se concevoir sans l'observateur. Même si la constance apparente d'un objet observé est évidente : elle ne peut exister que dans le reflet de la permanence de notre intention a son égard. Il existe une illusion de la pensée nous conduisant à croire que l'observé est égal à lui-même et qu'il suffit de le décrire "comme cette chose extérieure à nous" pour le comprendre intégralement. Or c'est bien entendu entièrement faux, car tout objet est d'abord le reflet d'une disposition de notre attention à son égard, nous disait Kant. Comment cette disposition de la conscience est-elle précisemment à l'origine du savoir ? C'est ce que nous allons essayer de découvrir. Sartre exposait le principe de l'action comme fondement philosophique, en affirmant que "l'existence précède l'essence". Autrement dit, la conscience "en action" telle qu'elle se manifeste dans l'existence quotidienne précède la connaissance et l'oriente. Le mot "existentialisme" désigne cette approche qui consiste à accorder la prévalence à l'«être-là» - le "Dasein" - selon l'expression originale de Heidegger dont Sartre est le promoteur. Cela veut dire que la pensée n'existe pas en soi, elle définit le monde seulement après coup, par réaction à une intention première qui est là et se manifeste, par exemple, par le désir contenu dans notre regard. La raison est une réaction à cela, un mouvement de la conscience qui cherche à dominer ce que conçoit le désir, en le nommant ou en le refoulant. L'intervention du penseur apparaît en ce sens comme l'irruption d'un fragment supérieur de la conscience humaine dans le quotidien, un juge-arbitre en quelque sorte qui se place "au dessus de la mêlée" mais qui, paradoxalement, doit agir en approbation avec le jugement d'autrui et par l'entremise d'un savoir inculqué, donc sous l'effet de la poussée de cette mêlée. Ce fragment supérieur, qui dit "je", doit passer par le savoir de l'autre pour fonder sa propre identité. L'enfant apprend à nommer le monde par le truchement du regard d'autrui, puis s'empare de cette connaissance pour contrôler son environnement. Ce paradoxe met en évidence l'arbitraire de la pensée et de la normalisation, qui tient à l'incomplétude intrinsèque du savoir. Toute fragmentation étant réversible, le savoir assoit sa domination sur le fait en l'expliquant, mais se faisant il lui assigne des limites trop étriquées pour éveiller l'intelligence. Le savoir renvoie à l'ignorance fondamentale du mouvement de fragmentation qui l'anime, à cette peur du non identifié, du dérangement émotionnel qui conduit à la confusion de l'innommé et à la clarté trop apparente du nommé. Le connu et l'inconnu vont toujours de paire, ils appartiennent au même mouvement de la conscience qui cherche à exprimer en excluant le silence de l'inexplicable, comme s'il nous était intolérable de l'expérimenter.

Le cerveau est à la recherche d'une sécurité dans le savoir, c'est pourquoi la structure de la pensée légitime une identité dominante qui sait, le "je". L'affirmation de cette parcelle identitaire fait partie intégrante du mouvement du connu. Un mouvement, par nature, tourné vers l'extérieur, l'expliqué, la résolution du désordre intérieur, du trouble, dans l'expression du savoir. Le propre de l'humain est de se définir et d'agir non par rapport à l'acte d'observer, mais presque toujours par rapport à un jugement sur l'observé. Le connu définit tout ce que nous savons, mais l'action qui en est à l'origine échappe à notre sagacité. Quand nous observons, pourtant, nous ne sommes pas passifs, notre mémoire est déjà en réaction, créant un besoin de structure, d'exclusion du trouble émotionnel. Le savoir est donc lié à un état fondamental de la condition humaine, l'émotion, et non à l'observé. Promouvoir une nouvelle éthique du savoir, c'est commencer par voir que l'individu agit avant d'observer et que dans cette action s'imprime le mouvement du connu dans son entier. Ce qui ne change pas c’est ce que vit la conscience dans cette action et qui fait que l'observé devienne adéquat à la réaction de l'observateur : c'est-à-dire le "connu". Ce qui fonde notre individualité, ce sont de multiples dispositions particulières de l'esprit, développées par l'inné autant que par l'acquis, nous préparant à réagir, donc à créer le connu selon des modalités très subtiles de la conscience. Sans doute la pensée qui veut appréhender le connu atteint ses propres limites. Il faut donc définir le non savoir à priori comme un état inenvisageable par la pensée, une négation d'elle-même en quelque sorte.

Pour comprendre cette relation au connu, la pensée est notre pire ennemi, car il faut d'abord extraire le sens qu'elle donne au monde, c'est-à-dire la formulation des choses elle-même, pour revenir à l'action, à "ce qui est", au mouvement de la conscience qui produit toute formulation réfléchie. Comment, en partant du savoir, pourrais-je y parvenir ? Si je cherche à mettre entre parenthèses le savoir pour donner corps à la pure apparition du phénomène, ne suis-je pas en train de prendre appui sur le connu à nouveau ? L'éthique du non-savoir implique donc de se poser toutes les questions en terme de l'impossible, de l'inenvisageable. La mise en doute du possible en tant que savoir devant précéder la recherche expérimentale afin qu'elle ne lui soit point assujettie. Nous nous posons souvent, par exemple, la question de l'origine de la pensée en terme du possible, c'est-à-dire de la manière suivante : qu’est-ce qui fait de nous des êtres doués de conscience, capables de percevoir le monde, d’éprouver des émotions, d’évoquer des souvenirs, de penser ? Toutes ces interrogations se rapportent implicitement à une entité centrale qui agit : à une conscience unifiée. La formulation de la connaissance contient toujours une limite, celle du possible entre les mains de l'individualité qui le définit.

Il nous faut donc commencer notre étude par la mise en doute radicale de l'idée de conscience centralisée et, par conséquent "perfectible", cette conception absurde défendue par Rousseau et les humanistes modernes. Il est nécessaire de replacer tout d'abord notre questionnement de l'éthique dans un champ d'observation plus vaste et, pour ce faire, n'utiliser le savoir que pour mettre en lumière le non-savoir, c'est-à-dire l'action de l'observateur non encore définit, perçue à la fois dans sa transcandence, c'est-à-dire à travers le mouvement de la formulation du savoir lui-même et dans son essence, ce qui est. La vision des limites d'un questionnement aboutit toujours à un questionnement plus vaste. On a reproché à la philosophie du non-savoir de n'être que négation et déconstruction. Mais elle élabore pourtant une forme de sagesse indéfinissable : la connaissance des limites du connu. Ce qui revient en somme à la connaissance de soi en dehors de soi.

Du point de vue du non-savoir la connaissance de soi est donc à envisager d'un point de vue négatif. Nous devons douter de la capacité même de notre intellect a comprendre sa relation au connu ? L'intellect procède en effet par dissociation, par exemple, l'examen de ce que nous sommes nous conduit implicitement à cette idée d'un "nous-même" séparé du monde. Pourtant le mot conscience signifie étymologiquement «connaissance partagée» du latin : scientia, «connaissance», associé au préfixe con- qui signifie «avec», c'est-à-dire un pouvoir de connaissance supposé partagé avec le divin, si l'on s'en tient à la première acception. Il est intéressant de noter que la conscience n'était pas considérée à l'origine comme un ensemble d'actions psychiques appartenant en propre à l'individu, mais plutôt telle une force venant des dieux, un processus mystérieux qui influençait l'être entier. Le christianisme a fait évoluer le concept de conscience avec cette idée souveraine du libre-arbitre, qui devait appeler son contraire, le matérialiste. Face aux querelles stériles des philosophes des deux camps, les expérimentations des sciences cognitives dans la dernière moitié du XXe siècle se sont employées à démontrer l'illusion à penser que nous nous gouvernons nous-mêmes. Par conséquent, si nous ne disposons pas d'un libre-arbitre, nous ne pouvons pas procéder par dissociation.

Le savoir est bien le résultat, en un sens, de l'action de préparation de certains centres cérébraux à l'action. Lorsque l'on étudie le phénomène de la perception, on s'aperçoit qu'il prend d'ailleurs sa source très tôt, avant même l'éveil de la conscience ordinaire. Ce qui semble accréditer la thèse de la prévalence de l'inconscient sur le conscient. Mais là encore, toutes les approches philosophiques qui s'interrogent sur la prévalence de la conscience sur l'action, ou son contraire, sont trop conformes à un modèle rationnel de hiérarchie et de causalité. Les phénomènes de la perception et de la conscience se révèlent, quant à eux, infiniment plus subtils. La philosophie de l’esprit, qui s'emploie à comprendre la complexité de la conscience par dissociation, donne un nom à ces phénomènes : "les qualia", au singulier quale, comme les propriétés de l'expérience sensible par lesquelles cela fait quelque chose de percevoir ceci ou cela (couleur, son, etc.). Ce sont donc des effets subjectifs ressentis et associés de manière spécifique aux états mentaux qui conditionnent ensuite les réactions de la mémoire. Mais par définition, ces qualia sont inconnaissables en l'absence d'une intuition directe ; ils sont donc aussi incommunicables par le savoir. L'existence et la nature des propriétés psychiques est indissociable du "tout" de la conscience. Afin de ne pas entrer dans un débat réducteur, nous préférerons donc nous placer dans une simple perspective de compréhension du connu, c'est-à-dire du sens, et définir par le terme de "mémosensation" une unité de sens mentalement identifiable, car associée à une réaction sensitive et mémorielle spécifique.


Grâce aux sciences cognitives, pour le moins, nous savons que le processus conscient, en tant que tel, prend sa source dans la mémoire "anoétique", appelée ainsi car elle précède à priori la perception consciente - ou noèse - de plusieurs centaines de millisecondes, nous préparant ainsi à affronter n'importe quelle situation. Cette mémoire implicite nous prépare à mettre en action, en effet, plusieurs réactions cognitives sensori-motrices. Associée au mécanisme de la memosensation précédemment évoqué, elle constitue une prémisse à l'action consciente. Ainsi dans la mise en oeuvre des memosensations, plusieurs réactions sont activées, qui tiennent compte de l'environnement autant que de notre "état intérieur" et dont certains signaux parviendront à la conscience. La formation réticulée filtrant ce passage, elle rend l'individu plus attentif à un stimulus donné, elle réduit simultanément l'accès au cortex des messages sensitifs "nuisibles" à l'action par inhibition des voies sensorielles correspondantes. On peut parler à ce stade d'activité de la perception, celle-ci opérant le tri sélectif de plusieurs réactions sensori-motrices et émotionnelles en vue d'une action.

Nous avons d'ailleurs pris la mauvaise habitude de décliner le mot "perception" au singulier et au passif, alors que celle-ci, au contraire très active, met en jeu des compétences préconscientes variées. Ces compétences constituent-elles les prémices du savoir ? Ce serait donc l'action cumulée de ces compétences, de ces traces mnésiques, qui permettrait, à partir de confrontations répétées à un objet, dans une large étendue de contextes différents, d'extraire un sens, recréé à chaque activation. Ce sens, qui n'est pas stocké en tant que tel, résulte ainsi de mécanismes inhibiteurs et stimulateurs, faisant émerger une constance dans le choix des activations sensori-motrices liées à tel ou tel objet, en fonction du degré de liaisons, induit notamment par l'intensité émotionnelle que la mémoire en restitue.

Prenons un exemple concret, j'identifie cette "chaise" parce que ma "mémoire" l'a reconnue, mais cette réaction qui met en jeu certaines compétences n'est pas le résultat d'une synthèse perceptive définitive, car la perception n'est jamais figée, ne serait-ce que parce qu'elle agit en deçà de la pensée et de la sensation. La chaise perçue émerge cependant comme "objet" à ma conscience. Le philosophe Husserl décrit ce processus d'émergence en parlant d’esquisses de l'objet en formation. La prédominance de certaines esquisses, c'est-à-dire de certaines réactions cognitives, conduirait à donner du sens à l'objet. Ce serait donc le choix d'une esquisse qui va façonner l'objet, lui donner une identité et permettre de le reconnaître plus aisément. C'est la raison pour laquelle je peux reconnaître « la » chaise comme si elle était unique et identique et ensuite la nommer par association de mémoire. En premier lieu, vient l'habitude perceptive constituée de certaines réactions, plusieurs memosensations qui finissent par n'en former qu'une seule, contenant en elle toutes les possibilités d'action propre à l'usage particulier que j'ai déjà fait de cet objet, les traces mémorielles que j'en garde. De sorte que mon intelligence puisse interpréter immédiatement ce sens premier pour agir et permettre à la pensée d'identifier individuellement l'objet et, ainsi, le recomposer en de multiples aspects qui lui sont attachés par association de la mémoire. La couleur ou la matière de cette chaise, la table avec laquelle elle forme un ensemble, par exemple.

Ainsi le travail réactif de la mémoire n'encombre pas l'action, c'est là un point essentiel, tout simplement parce qu'il se polarise dans une mémosensation liée à l'objet, qui nous prépare à l'action. Pour résumer ce propos, je dirais que les réactions de la mémoire donnent un sens à l'objet. Par le mécanisme de la perception, l'objet devient plus facilement accessible à la conscience qui peut l'interpréter et agir immédiatement. L'action de s'asseoir sur la chaise, par exemple, ne vous semble-t-elle pas découler très naturellement de la sensation éprouvée à sa vue ? Si c'est le cas, c'est parce que cette action est déjà en germe dans la perception de l'objet, vous n'avez pas besoin de réfléchir à la possibilité d'adapter votre séant au plan horizontal de la chaise, ce savoir est déjà latent lorsque vous percevez l'objet.

De cette manière l'objet acquiert un sens qui nous dit comment agir par rapport à cet objet, il est donc normal que nous trouvions une sécurité à nous approprier les objets. Ainsi nous n'avons pas à faire appel en permanence à tous nos sens, à notre réflexion, puisque que l'habitude perceptive dit à notre cerveau comment ressentir et agir. Le cerveau recherche la sécurité et la trouve dans cette voie de l'habitude. Notre cerveau est psycho-dépendant à la matérialité du connu. Nous voyons donc que la perception de l'objet s'inscrit dans le territoire de l'habitude spychologique, duquel émerge des possibilités d'actions et d'interprétation que nous pouvons anihiler ou autoriser à se prolonger par la pensée. De cette lutte émerge la conscience. Ainsi le contenu de la conscience résulterait d'une sélection de la mémoire opérée au stade même de la perception tenant compte de l'expérience accumulée ou épisodique. Ce fonctionnement découpe le monde connu en territoires de sens. Mais ce sens va au-delà de l'objet ou du sujet auquel il se rapporte, puisqu'il produit une énergie qui alimente l'action motrice, les émotions et stimule d'autres réactions de la mémoire, d'autres sens possibles, formant un processus que j'appelle la mémosensation. Le connu résulte de l'ancrage de ce processus dans un contexte culturel donné qui relie la signification de ses différents fragments.

L'anthropologie nous a démontré que l'immersion dans une autre dimension culturelle se réalise d'abord par une rééducation des habitudes mémosensorielles et, notamment des émotions qui y sont liées, celles qui attribuent des interdits et des valeurs aux perceptions, notre carte de lecture psycho-physiologique des codes sociaux et environnementaux en quelque sorte. Ce que le physiologiste Alain Berthoz appelle la réprésentation. Dans notre culture occidentale de la ville, par exemple, personne ne s'autoriserait à s'allonger sur le sol, en pleine rue, sans invoquer une raison protestataire. Dans cette perspective, la relaxation au sol hors des lieux autorisés à cette pratique peut être considérée comme une déstructuration culturelle, la découverte d'un espace sensoriel interdit par la conscience ordinaire du citadin occidental qui regarde avec curiosité les citadins chinois pratiquer des exercices de T'ai Chi Ch'uan en pleine rue. On peut constater que l'individu ayant fait l'expérience de braver un interdit constate, ne serait-ce qu'un court instant, qu'il en souffre psychologiquement. La transgression est une forme de rébellion contre cette douleur psycho-physiologique que l'on ne veut plus subir. Par la transgression l'enfant découvre le mécanisme de la culpabilité qui conduit l'adolescent à se révolter contre la souffrance de son conditionnement et il en rejette la responsabilité sur l'adulte. Dans tout processus de transgression, les réactions habituelles de la mémoire, déprogrammées momentannément, révélent ainsi l'existence d'une "autre conscience possible", mais renforce aussi l'emprise du conditionnement culturel qui s'imprime ainsi dans la structure de notre mémoire. Ce qui peut paraître paradoxal.

La conscience se meut à l'intérieur de schémas très simples. Notre représentation du monde par exemple est morcellée en territoires mémosensoriels dont chaque espace est défini ensuite culturellement (couple, famille, ville, bureau, chambre, moyens de transport...), ce qui nous conduit à envisager l'existence de savoirs implicites appartenant à chacun de ses territoires intégrés. Nous pouvons résumer ceci dans une formule : ce qui parvient à la conscience est fragmenté en territoires psycho-sensoriels définissant par la suite une représentation du monde et des identités culturelles particulières, comprenant des sous-ensembles et des éléments connus attachés à ces sous-ensembles en fonction d'habitudes cognitives particulières innées ou, acquises par l'expérience. Notre comportement peut varier en fonction de ces territoires sensoriels. Certains individus parfaitement sociables au travail, se révèlent de véritables tyrans familiaux, et inversement. Cette fragmentation trouvant bien entendu une justification parfaitement claire à leurs yeux, même s'ils refusent de l'admettre explicitement.

La plupart du temps, ce cloisonnement de la conscience et de l'activité humaine, même s'il se manifeste plus subtilement, nous paraît aller de soi. La psychanalyse nous a pourtant familiarisé avec l'idée que la psychose a une origine situationnelle, qu'elle est un fragment de la conscience qu'on ne peut débusquer sans confrontation au contexte de sa matérialisation, lequel subsiste à l'intérieur d'un schéma psycho-sensoriel, devenu relationnel. La relation première à la mère, réelle ou de substitution, est le fondement de cet acquis structuré qui se transmet par l'émotion des premiers contacts affectifs et sensitifs (mais aussi et surtout des premiers rejets), ainsi se met en place très tôt chez l'enfant une discrimination au sein de ses propres émotions et réactions cognitives. A partir de ce point de départ, le nourrisson commence à élaborer des stratégies socio-comportementales et à intégrer des identités psychologiques distinctes. Et quelques années plus tard, selon sa précocité, il pourra dissocier le jeu des apparences, des représentations et celui des sensations qu'il apprend à dominer psychologiquement - ces sensations qui définissent pour lui un chat par exemple - et le concept, comme le chat à travers le dessin qui le représente. Sur cette base, il pourra développer une pensée abstraite. Ainsi la discrimination sensitive et émotionnelle, cette fragmentation du "moi" nécessaire pour dominer nos pulsions dans telle ou telle situation, nous aide aussi à décrypter le monde, à assimiler un langage et à développer nos capacités intellectuelles. La capacité de dissociation est donc le résultat d'un processus à l'origine sensoriel, cette fragmentation primitive de la conscience en territoires d'expériences et de sens, sur laquelle s'élabore le connu. Albert T. Hall, dans un ouvrage intitulé "La dimension cachée", consacre d'ailleurs une étude descriptive à certaines de ces structures non verbales de la conscience qui déterminent les spécificités comportementales autant que des modes de penser propres à chaque culture. Gregory Bateson, avant lui, cherchait à en comprendre la grammaire ("Vers une écologie de l'esprit"). Voici donc posés les fondements de notre étude de la connaissance de soi. Ce constat appelle à un examen plus approfondi de la nature du (ou des) processus préconscients, afin de comprendre la façon dont se construit la conscience en chacune de ses identités et, enfin, conjointement, dans quelle mesure ce processus, qui forme la pensée, limite et oriente son acuité.

mercredi 24 octobre 2007

Le conditionnement psychologique


Il est erroné, nous l'avons constaté, de décrire la conscience comme un arbitre suprême, alors qu'elle est une résultante de l'action. Dès lors nous ne pouvons connaître la conscience qu'en action, c'est-à-dire dans la relation à son objet. Certes la conscience active a pour cible un objet qui la reflète, mais cette relation se définit avant tout par la gestion d'une énergie autonome qu'elle projette sur ce qui l'entoure et que l'on appelle "action". Ce que nous voulons dire, c'est que la conscience existe par le choix de l'action : par exemple pour se détourner d'une intention ou, au contraire, faire perdurer une stimulation au-delà du contact sensoriel, notamment par le souvenir. Le contenu de la conscience et son action autonome ne sont pas nécessairement constitutifs. L'autonomie du phénomène conscient peut se révéler tout aussi bien dans la continuation de la stimulation, hors de portée de son objet, que dans la projection d'une énergie intrapsychique en réaction à ses propres stimulations mémo-sensorielles. Par contre le phénomène de la perception est constitutif du phénomène conscient. Lorsque l'on dit, par exemple, en regardant un arbre : "c'est un bel arbre !". Nous voyons bien que l'observateur, en disant cela, ne peut le faire que par une sensation enregistrée et restituée par la mémoire. Cette sensation est attachée aussi à une "compétence émotionnelle" de la mémoire qui me permet d'apprécier la beauté de l'arbre dans le souvenir. La nature de la sensation est donc consubstantielle à celle de la perception. C'est une dynamique qui ne fonde aucunement le contenu de la conscience, car contrairement à ce contenu, cette dynamique qui ne peut être enfermée dans les mots qui la décrivent. Cependant, à partir de cette observation de l'arbre, je comprends aussi la relation dissociative qui s'établit entre la "sensation que j'éprouve" et l'objet, qui me permet d'en avoir conscience en tant qu'objet de la mémoire, le contenant et le contenu. Ainsi le mécanisme conscient va bien au-delà de la relation à son objet, le contenu, car la mémoire qui le restitue est aussi un support psychique à l'action. Une action qui peut être détournée, différée, la pensée en effet peut entretenir la sensation à travers une image, lui donner forme d'idée qui devient un contenu. en s'appuyant sur l'action de la mémoire, elle peut aussi répéter cette image à satiété - surtout si elle est agréable - récompensant ainsi les zones cérébrales que la dite sensation a activées. Le contenu sera répétitif parce que la dynamique du contenant, la mémoire, l'est aussi par nature.

La pensée peut maintenir par conséquent la sensation de l'arbre, s'en servir pour cibler une action ou nourrir le souvenir, et ceci bien au-delà de la relation à l'objet, elle utilise une énergie d'origine sensorielle provenant de la mémoire pour fonctionner (écrire un poème sur l'arbre ou simplement le décrire dans un exposé...). Le processus de la pensée crée donc une image de l'arbre, qui nourrit une énergie intrapsychique, la pensée crée temps. Cependant, il y a un revers à ce pouvoir du temps, car la pensée qui entretient la sensation crée aussi la peur de la non sensation, de la privation de la stimulation. Nous voyons que la pensée, prolongement de la conscience active ciblant son objet, crée une dépendance à la stimulation qui l'incite à se l'approprier. Mais que cette dépendance est aussi la racine d'une peur psychologique, c'est-à-dire une peur qui n'est liée à aucun sentiment de danger objectif si ce n'est la perte de l'auto-stimulation. Cette peur définit intrinsèquement la nature du mouvement de la pensée, qui cherche toujours à se fixer sur un point du passé, un souvenir tout en éprouvant la peur psychologique. En réagissant à cette peur, qu'elle ne cesse elle-même de susciter par l'auto-stimulation, la pensée tend à emprunter à nouveau des structures de la mémoire, du passé, pour résoudre la peur, elle crée donc une conscience en boucle qui cherche à se rassurer en permanence. Un mouvement qui n'est pas libre, car il dépend d'une souffrance liée à la peur de la non stimulation. En cela, le penseur crée un ancrage au passé, à l'habitude gratifiante qui répond à cette stimulation et tend à éviter toute forme de vide psychologique. En un mot : l'appropriation stimulatrice du penseur crée une dépendance.

L'ensemble des ancrages psychologiques au passé motive le besoin d'identification "au meilleur", il crée une conscience particulière, mue par la souffrance psychologique, l'angoisse existentielle, qui naît du mouvement de la pensée, de son auto-stimulation. Ce mouvement nous révèle aussi la vraie nature du temps psychologique, à savoir, la recherche du "mieux". Il ne peut y avoir de place dans notre esprit pour "ce qui est" en ce mouvement, évidemment, sauf si nous cessons de fuir la souffrance psychologique pour la regarder en face, alors elle disparaît, mais la pensée, par nature, cherche constamment à s'en évader car elle recherche le plaisir. Le revers de cette habitude est que le cerveau prend peur du vide au point de l'occulter en permanence, comme il occulte l'idée de la mort.

Nous avons pu constater en effet que la dynamique de la pensée provient de la conscience projetée, mue par l'attention à ce qui est stimulant, le mouvement émotionnel vers la récompense activé par le système limbique. Donc par le mouvement même de la conscience, la pensée nourrit une crainte perpétuelle liée à la perte de cibles émotionnelles. Cette crainte nous enchaîne à la récompense, à l'action gratifiante qui devient ce "moi" protéiforme, fait de multiples modes de penser et de comportement par lesquels la pensée est enclin à réactiver certaines zones cérébrales de la sensation et de l'émotion qu'elle récompense. La pensée est donc ce mouvement qui gratifie le "moi" et pas seulement dans la relation à l'objet, mais aussi dans l'identification à la récompense par sa faculté à entretenir sa stimulation dans la vie relationnelle. Telle est la source de notre conditionnement.

Ainsi le penseur est l'instrument du "moi", de l'habitude, alors qu'il croît jouir d'une libre conscience. L'action de la pensée que nous pensions libre, ne nous laisse qu'une marge d'autonomie finalement très étroite. Heidegger avait compris que l'action de la conscience conditionne notre connaissance. Mais l'action, l'être-là, ne possède-t-il pas aussi sa propre intelligence ? Lorsque nous comprenons le mouvement de notre devenir et que d'un seul regard nous embrassons toute la situation de notre conditionnement, qu'advient-il ? Jiddu Krishnamurti parle d'intelligence dès lors que survient une vision pénétrante (insight), alors prend fin l'action de la pensée qui comprend la totalité de son mouvement.

La conscience circonscrite au "moi", nous le voyons, est un outil capable de répondre efficacement aux sollicitations de l'environnement, notamment grâce aux réactions de la mémoire permettant à la pensée de se focaliser rapidement sur un objectif et trouver une action adaptée à celui-ci. Notre conscience, parce qu'elle s'incarne dans la pensée et, bien que tiraillée par des choix fragmentaires et parfois contradictoires, reste toujours centrée sur le "moi", c'est-à-dire la recherche de la récompense. Le "moi" est constitué du catalogue de ces multiples stimulations d'origine inconsciente, en interaction avec la mémoire, la votre et celle de l'espèce, se cristallise dans la conscience qui permet d'identifier ce qui dans l'environnement situe notre action, puis devient pensée.

Chaque individu intègre des stimuli générant des émotions (emotionally competent stimulus, ECS) auxquels il réagit en permanence inconsciemment. Telles sont ces routes comportementales déjà tracées depuis l'état foetal et reliées à des perceptions nouvelles. Le processus de la perception ne faisant qu'agrandir le réseau routier existant. Ce travail de préparation interne nous donne la capacité, certes paradoxale, de "connaître" une situation avant d'en avoir pris conscience, simplement à partir d'une stimulation de la mémoire déjà formée (comme le montre l'expérience de Benjamin Libet sur l'activité neuronale). Il s'agit d'un processus d’intégration de la réalité dans le "moi", nécessaire à la survie, créant ainsi une "identification intérieure du monde" - une carte neuronale - dont le tracé se renforcera avec la fréquence de la perception de l'objet.

Ainsi le "connu" évolue à partir de la relation et de la répétition. Le cerveau trouvant une sécurité dans cette répétition. Le connu est un processus d'incarnation du "moi en action" qu'entretient la pensée, la connaissance conceptualisée, comparée, critiquée, exposée. Bien que la pensée s'imagine libre, elle suit donc le mouvement du "connu", dont la structure forme le "moi". La pensée se dit par exemple : "il faut que je me réalise en atteignant tel ou tel but", sans trop s'interroger sur les mobiles qui la font agir. Mais que se passe-t-il lorsque la pensée elle-même se rend compte qu'elle ne peut rien faire contre ce mouvement du "moi", nous demande Krishnamurti : "Que peut faire l'esprit devant cette chose vivante. Tout ce mouvement venant du "moi" dans le but de s'en débarrasser, il dit "il faudrait que le "moi" disparaisse", "Il faudrait que je me détruise", "Il faudrait que petit à petit je me débarrasse de moi-même", tout cela c'est encore est toujours le même mouvement du "moi", ce "moi" qui est la racine de la violence". Ainsi nous recréons une pensée totalisante, le mouvement de cette pensée n'est jamais innocent, même lorsqu'il se soumet aux plus strictes règles d'observation scientifique. Le penseur, si on l'observe bien, nous ramène toujours à une dynamique de la relation qui tend à préserver le "moi". Vouloir utiliser la pensée pour détruire le "moi" ne fait que consolider la dynamique elle-même.

Tout notre système éducatif repose sur le principe de l'émulation par la récompense. Le plaisir que nous retirons dans l'action de nous comparer aux autres est immense. Il crée inévitablement des formes d'attachement et de dominance à travers le savoir, il donne le sentiment d'exercer un pouvoir sur l'objet du savoir par l’érudition, le sentiment d’être capable de s’en rendre maître avec le temps. On nous fait l'éloge de la persévérance. Nous nous sommes habitués à cette idée du temps pour atteindre la connaissance, mais elle est totalement absurde. L'idée du temps, d'une démarche volontaire progressive, est un détour psychologique pour atteindre le plaisir, la sensation. Derrière cette émulation, à la base de toute démarche éducative, il n'y a pas la félicité qu'on nous promet mais, bien au contraire, mais le plaisir érigé en principe du savoir qui est une forme très subtile de conditionnement des esprits. Nous oublions que c'est la relation qui est essentielle, la structure du savoir est fondée sur le "moi" en action, c'est-à-dire l'habitude que nous avons pris de répéter une stimulation en utilisant les mêmes schémas de pensées, de sensations, d'émotions à propos d'objets différents.

Voir en action la nature et la structure du moi, c'est changer le moi. Nous éprouvons cependant une grande difficulté à appréhender une forme d'attention à la totalité de la conscience. Nous vivons dans la fragmentation, on nous a éduqué à réduire notre champ de conscience à l'action dirigée par la pensée vers un but. Le maître d'école nous enjoint à ne pas regarder par la fenêtre et à rester concentré sur notre devoir. Mais derrière cette concentration se cache tout l'arrière plan des frustrations, la peur de l'échec, que l'on entretient en fuyant, en cherchant refuge dans un modèle d'action "positif". Mais étant donné notre inclinaison naturelle pour la recherche de la gratification, notre esprit préfère entretenir la concentration vers un objectif, il trouve une forme d'accomplissement dans la concrétisation d'un but, même fragmentaire. Ainsi par recherche de la récompense, nous finissons par nous identifier à un mode de pensée étroit - nous nous conformons à "ce qui doit être" par le rejet de "ce qui ne doit pas être". Nous nous soumettons à la norme pré-existente, le connu de la tradition, tandis que l'attention au présent est prise pour de l'inattention, de l'indiscipline, de la distraction, elle est jugée immorale au lieu d'être encouragée. La structure sensorielle d'apprentissage reste concentrative : tableau central, disposition des chaises pour un regard aligné vers le maître, pièce rectangulaire, etc. Nous croyons que l'éducation a une tout autre mission : celle de cultiver l'intelligence, ce qui justement ne peut être fait qu'en comprenant les structures du "connu". Faut-il créer une nouvelle méthode d'enseignement pour parvenir à ce résultat ? Justement aucune, car la dissociation et le besoin d'ordre sont dans la nature même de ce que nous sommes. Nous ne pouvons devenir que ce que nous sommes, dirait Krishnamurti : la division du savoir, la bonté, le goût de l'expérimentation, la curiosité d'apprendre, le jeu et ainsi de suite, tout cela se trouve en nous. Inutile de créer une contrainte supplémentaire en imposant un modèle répliquant et dualiste de ce qui existe déjà, il suffit de laisser se révéler ce qui existe déjà en chacun de nous. Apprendre comment on apprend, observer les limites de chaque connaissance est le fondement de la connaissance.








mardi 23 octobre 2007

L'intelligence de la conscience


Nous avons évoqué au chapitre précédent la mémoire implicite. Il s'agit d'une mémoire cognitive qui s'inscrit dans un schéma corporel, spatial et mémosensoriel. La conscience découvre dans ce périmètre sensitif des unités de sens. Les espaces, notamment, ont une fonction précise pour chaque espèce animale, ils supportent un code de relations dans lesquels s'inscrivent nos actions. Les chercheurs en sciences sociales appellent plus généralement ce phénomène : la proxémie. Ainsi, par exemple, nous préservons un espace intime correspondant à la portée du sens du toucher, c'est-à-dire environ à la longueur du bras étendu. Ce territoire intime, lorsqu'il est transgressé, éveille en nous des pulsions animales très spécifiques. Nous n'autorisons que nos proches à pénétrer cet espace personnel et le défendons instinctivement contre toute agression. L'addition de quatre longueurs de cet espace intime (soit environ 2 mètres) correspond à la distance interpersonnelle minimale, ce garde-fou spatial que nous essayons tant bien que mal de préserver dans les lieux publics. Puis il y a une distance micro-sociale ou clanique, celle de la tribu, de la meute et une distance publique avec les autres groupes, et ainsi de suite. A l'intérieur de ces espaces intériorisés, le ballet des activités humaines se cadence et s'organise aussi dans une synchronie (coordination des mouvements) étonnante observée pour la première fois par Birdwhistell et dont il inaugure la recherche dans un compte-rendu intitulé "Introduction à la kinésique", paru en 1952. Dans les années 1960, ce concept s'est enrichit de nombreuses études. La découverte de ce sixième sens, le sens kinésique, appelle plusieurs remarques.

En fermant les yeux, en effet, nous avons conscience de notre schéma corporel, c'est-à-dire des limites de notre corps, de son volume dans l'espace, de nos postures et de nos mouvements. Cette représentation du corps s'élabore progressivement, dès la naissance, en lien étroit avec la motricité et la mémoire implicite. L'expérience du membre fantôme des amputés témoigne de la persistance de ce schéma corporel dans notre représentation mentale. Le lobe pariétal du cerveau joue un rôle essentiel dans l'édification et le maintient de l'image du corps. Le paradoxe de la minceur témoigne également de ce fait. Certaines jeunes filles longtemps complexées par leurs rondeurs, en effet, se sentent pourtant bien plus "mal dans leur peau" après la réussite d'un régime. Bien qu'ayant réussi à atteindre le poids idéal dont elles rêvaient, l'image mentale de leur corps est restée inconsciemment inchangée et les incitent pourtant, malgré elles, à reprendre leur poids initial.

Dix ans de travail expérimental ont permis de mettre en évidence le "lien profond" qui unit aussi les mouvements du corps et la communication verbale de deux interlocuteurs en interaction. La frontière que nous voulions étanche entre le corps et l'esprit se rompt définitivement avec les recherches de William Condon de l'Institut psychiatrique de l'Etat de Pennsylvanie. En repassant au ralenti l'enregistrement vidéo d'un groupe de personne en interaction, Condon s’aperçoit que tous les gestes des différentes personnes se répondent. Mieux. Ils sont synchronisés. Que ce soit un simple battement de sourcil, la tonalité de la voix ou bien encore le mouvement des mains, il s’aperçut que les gestes de l’un se produisaient en même temps que les gestes de l’autre avec qui il communiquait et ce, à des intervalles de temps égaux. Quand nous communiquons, nos gestes sont mécaniquement en relation avec ceux de l’autre suivant un rythme très précis. Fort de cette découverte, Condon enregistre sur un vidéogramme le contenu d'une conversation entre deux sujets et décèle au moyen d'un analyseur temps/mouvement une partition sémantique se mettant en place en liaison avec les mouvements corporels synchronisés. Puis il eut l'idée de mesurer les ondes cérébrales pendant l'interaction avec des électrodes reliées à un analyseur EEG. Pendant que les deux personnes discutaient, les deux aiguilles de l’EEG bougeaient en même temps comme mues par un seul et même cerveau. La synchronie était stupéfiante. Albert T. Hall fit les mêmes observations, avec les mêmes résultats, en filmant notamment une cours de récréation. Ce mode de communication non verbal exclut-il l'esprit ou nos habitudes linguistiques sont-elles en relation directe avec lui ?

Le langage s'appuierait-il sur des structures plus profondes, celles de l'action ? Ainsi l'intériorisation des réactions d'autrui participerait autant que la perception des nôtres au jeu de l'interaction humaine. L'étude des films à l'arrêt et au ralenti réalisée par Condon et son équipe sur des enfants américains, chinois et anglais, laissa apparaître que les nouveaux-nés commencent par synchroniser les mouvements de leur corps avec le discours de leur mère, quelle que soit la langue employée. Un nouveau domaine d'étude s'offre ainsi à nos investigations, reculant encore les frontières de la linguistique. Les sciences cognitives nous montrent le caractère distendu de notre auto-perception, la difficulté à séparer l'enveloppe corporelle de nos territoires sensoriels, à isoler le "moi" et le langage de territoires plus larges dans lesquels s'inscrit notre développement relationnel, mais que la conscience a refoulés. La recherche sur la synchronie nous montre que l'intériorisation des stimuli non verbaux est effectivement essentielle à la vie en société, telle une culture sous-jacente que nous assimilons inconsciemment, un langage derrière le langage. Les groupes culturels sont des édifices dont les fondations, encore inexplorées, s'enracinent très profondément dans notre cerveau cognitif. Selon cette approche nouvelle, la perte de synchronisation sensorielle et de repères spatiaux intimes équivaut à une perte d'identité pour l'être humain, ainsi la transplantation dans un univers sensoriel dont les codes n'ont pas été assimilés, comme l'illustre l'immersion dans la culture japonnaise de deux américains décrit par Sophia Coppola dans le film "Lost in translation", aboutissant à une errance intérieure et un profond sentiment de solitude. Nous vivons ainsi en interdépendance profonde avec le groupe social à travers un langage intériorisé de sensations, une codification des sens sous-jacent à la conscience.

De toute évidence, la conscience n'est pas circonscrite à notre enveloppe corporelle, ni au "moi", elle englobe un territoire psycho-physiologique et un langage non-verbal. Elle s'enracine dans l'action. Cette conscience de la memo-sensation est sous-jacente à la conscience émergée qui raisonne. Des liaisons se multiplient, plus rapides que la pensée et plus nombreuses qu'on ne le suppose, entre ces deux parties de la conscience. Dans une série d'expériences fascinantes rapportées d'abord en 1973, le neurobiologiste Benjamin Libet et ses associées ont prouvé que la première prise de conscience à un stimulus sensoriel se produit environ 500 millisecondes (0,5 sec) après le stimulus conscient lui-même. Ainsi, la décision d'exécuter un acte musculaire est prise avant la conscience de cette même décision. En d'autres termes, nous nous rendons compte d'une décision seulement après que la décision ait déjà été prise. Certes, l’évolution contemporaine des neurosciences - et plus généralement des sciences cognitives - pourrait faire croire que la conscience valide des actes déjà programmés. Toutefois, l'expérience de Libet s'est avérée incomplète sur ce point, ce serait une réduction abusive en effet de considérer qu'il n'existe aucune dualité entre les fragments de conscience cognitive, le langage non-verbal, et la consciente intelligente qui donne l'ordre d'agir.

C'est d'ailleurs ce que démontrent des expérimentations plus récentes de Jean-François Lambert et Benjamin Libet. En ayant poussé leurs expériences beaucoup plus loin, l'équipe de neurobiologistes a inclus un dispositif d'horloge rendant compte du moment où le sujet a conscience de décider de l'exécution du mouvement requis (par exemple appuyer sur un bouton). Mais Libet tombe alors sur des tracés tronqués, c'est-à-dire des tracés traduisant le fait que des sujets ont failli agir mais ont décidé de ne pas le faire. Ce qui est possible si la prise de conscience de l'intention d'agir, avant le début du potentiel de préparation motrice, se manifeste encore suffisamment tôt, à savoir à peu près deux cents millisecondes avant le début de la commande motrice pour que le processus puisse être avorté ou interrompu. Ainsi, Libet et Lambert en arrivent à la conclusion que la volonté consciente n'est pas à l'origine de tous nos actes, mais qu'elle se manifeste néanmoins dans la capacité de les censurer ou de les assumer. Ainsi une intelligence agit, elle établit des modèles de simulation pour préparer l'action, les compare et choisit, comme un opérateur de libre-arbitre.

Selon eux, si le potentiel de préparation d'ordre neuronal est effectivement le déterminant principal de l'acte volontaire, il devrait être toujours suivi d'une action. Cependant c'est tout le contraire qui se passe puisque ce processus peut avorter. Ce potentiel est d'abord bilatéral et a lieu dans les deux hémisphères cérébraux, même pour un mouvement unilatéral, et ce n'est qu'environ cent cinquante millisecondes avant même qu'ait lieu le déclenchement du processus neuromusculaire qu'il se latéralise. Ainsi, concluent-ils, il existe un opérateur irréductible qui opère un tri dans nos actions. Nous ne sommes pas seulement neuronaux, mais nous avons une conscience décisionnelle indépendante de notre système nerveux. Cette conscience décisionnelle ne fait qu'arbitrer des jeux neuronaux, mais ne se réduit pas à ces jeux. Libet et Lambert résume leurs conclusions par une image : " la conscience serait aux états neuronaux ce que l'arbitre est aux footballeurs. La plupart du temps, elle n'agit pas, mais de temps en temps, quand elle le juge utile la conscience/arbitre intervient. Les réductionnistes (ceux qui pensent que la conscience est un épiphénomène) ne voient que le ballon et les joueurs, c'est à dire l'ensemble des activités cérébrales. La présence de l'arbitre leur échappe mais elle est pourtant essentielle". Ce traitement, propre à mobiliser les deux hémisphères cérébraux, fait appel en effet à des ressources encore insoupçonnées de notre esprit. Une forme de conscience capable de sélectionner les processus cognitifs ou les annihiler en tenant compte de toutes les données d'une situation, y compris les données internes, ne devrait-on pas parler d'intelligence plutôt que de conscience dans ce cas ? La conscience en amont est fragmentaire et l'intelligence choisit parmi ces fragments celui qui exprime la meilleure conduite à tenir pour agir.

Nous avons vu que le contenu de la conscience, les memo-sensations, polarise un faisceau de compétences cognitives attachées à un ensemble d'expériences concernant des lieux, des choses et des êtres (les traces mnésiques), qui sont toutes activées lors de la prise de décision, puis triées au moment de la perception (formation réticulée) pour définir l'intention. Le processus de la conscience est donc sélectif, il s'inscrit dans des schémas de la mémoire à l'échelle de l'individu et de l'espèce. Mais il peut aussi censurer l'action, la psyché est capable d'interpréter ce contenu sous-jacent afin de choisir d'y répondre ou non. Le fait est qu'une intelligence, très en amont, joue un rôle de régisseur, qu'elle est capable de nous inciter à agir, mais aussi à ne pas agir et, ainsi, de laisser l'urgence d'une décision en suspens.