samedi 27 octobre 2007

L'école du non-savoir







En occident, la tradition philosophique s'inscrit dans la droite ligne de la pensée philosophique grecque antique, fondé sur la croyance en la rationalité de l'univers, qui trouvera écho trois siècles plus tard dans un monde romain christianisé lui aussi convaincu de l'ordonnancement de toute chose. Ce rapprochement entre deux cultures constituera le fondement de la pensée occidentale. Il fut tout d'abord opéré par certains traducteurs de grec ancien, à partir de 950. Les clercs s'emploieront ensuite à bâtir un enseignement inspiré de la doctrine stoïcienne et notamment aristotélicienne selon laquelle, notamment, l'âme est considérée comme immortelle quoique déchue parce qu'elle partage l'existence du corps. Cette doctrine, en accord avec les principes judéo-chrétiens, sera étudiée tout au long du Moyen Age dans des écoles. Un savoir séparant le corps et l'âme, mais également en catégories distinctes les sciences de la nature qui obéissent à des lois (physique, biologie,...) et celles de l'action (éthique) et du discours (logique et rhétorique). La philosophie stoïcienne se résume à une quête de la sagesse, dont feront peu de cas les penseurs chrétiens plus préoccupés de morale et de scholastique. Une rigidité qui sera bientôt confrontées à deux événements majeurs. Le réformisme d'une part et l'invention de l'imprimerie, d'autre part qui, paradoxalement, seront à l'origine d'une Renaissance de l'esprit philosophique. Cette diffusion du savoir va révéler tout d'abord les limites de l'interprétation gréco-latine du cosmos et de la place dévolue à l'Homme dans un ordre universel prédéfini, dont Copernic achèvera la désintégration en démontrant que la terre tourne autour du soleil et non le contraire. C'est en effet dans un ouvrage intitulé "Révolutions des sphères célestes", achevé vers 1530, que Nicolas Copernic expose la théorie de l'héliocentrisme. Elle n'aurait sans doute jamais été publiée sans l'intervention enthousiaste d'un jeune professeur de mathématiques, Georg Joachim Rheticus et le concours d'un imprimeur luthérien de Nuremberg.

Au XVIIe siècle, Descartes s'emploiera à faire du principe originel de la philosophie grecque, à savoir "le doute", le moteur de la science. Il convient de rappeler, effectivement, que quatre cent ans avant notre ère et cent ans avant le stoïcisme, l'apologie du doute fut à l'origine de la pensée philosophique. Platon nous rapporte à cette époque le discours de son maître Socrate pour qui la philosophie est l'école du doute. Socrate se plaisait, en effet, à opposer deux conceptions de la connaissance : la première qui prend sa source dans le savoir et se déverse d'un esprit à un autre - il utilisait à dessein l'image de l'entonnoir - et, l'autre, la sagesse qu'engendre le constat de sa propre ignorance et la nécessité de se comprendre avant de pouvoir établir un fait quel qu'il soit - comme Socrate le suggère par une autre image : l'accouchement de l'esprit dans l'exercice du doute ou "maieutique". Terme qui vient du grec maieutikè : art de faire accoucher, par allusion au métier qu'exerçait sa mère, qui était sage-femme.

Ce doute existentiel, au centre de l'enseignement de Socrate, ne pouvait que revenir sur le devant de la scène dès lors que se fissuraient les fondements de la scholastique en occident. Avec le retour du doute créateur, l'Homme reprend la maîtrise de son destin. Bien que la définition de notre humanité, encore aujourd'hui, ne parvienne que difficilement à se dissocier de l'altérité au divin, il s'est produit au cours de la Renaissance une évolution radicale qui aboutira à la philosophie des Lumières. Laquelle s'emploiera à redonner à l'Homme une place centrale dans un message chrétien à vocation universelle. "Dieu fit l'Homme à son image" nous disait la Bible et les philosophes grecs trouvaient, eux aussi, la manifestation d'un ordre divin en toutes choses. Il suffisait de vouloir rendre à Homme sa part divine pour imaginer, comme Rousseau, un nouvel humanisme social, mais pas encore laïque. Car n'oublions pas que c'était encore une folle audace dans l'Occident du XVIIIe siècle que de vouloir porter un regard sur la nature de l'Homme sans le présupposé d'un projet divin.

Mais pour Socrate, le doute était surtout un instrument de sagesse, laquelle devait trouver son plein accomplissement par la connaissance de soi. Si l'intention de connaître l'essence cosmologique des choses avant de comprendre ce qu'elles sont par elles-mêmes (ontologie) n'avait que trop longtemps orienté la connaissance de nous-mêmes, c'est précisément, qu'avant Descartes nous ne partions jamais d'un point zéro du savoir dans la compréhension du monde. Il convenait donc de lever un obstacle d'ordre culturel pour pouvoir avancer sur le chemin de la philosophie et, du même coup, de la connaissance scientifique. Sur les traces de Socrate, Descartes fut le premier à construire un système d'analyse fondé sur le principe de douter de tout, notamment des objets qui se présentent à notre conscience. Ce faisant il en arriva à l'évidence que la seule vérité impossible à réfuter est qu'il existe un penseur. Si nous abordons le défi de la connaissance de soi de ce point de vue de non-savoir, nous voyons que la première vérité est effectivement l'existence du penseur. Le "Cogito" de Descartes eut ainsi le mérite de replacer au XVIIe siècle la question des "limites de la pensée" au centre du débat philosophique, comme fondement de la connaissance.

Apportant une critique au modèle cartésien, sans toutefois remettre en cause sa démarche, le philosophe Emmanuel Kant observe que le penseur, lorsqu'il envisage de se connaître, aboutit toujours à un paradoxe de la raison : comment un sujet, en effet, pourrait-il s’observer lui-même en tant qu’objet ? Ne serait-ce pas plutôt "les objets qui se règlent sur notre connaissance", comme il l'affirme dans sa Préface de la seconde édition de la "Critique de la raison pure". Dans son sillage, Brentano, lui aussi philosophe de l'école allemande, tirera les conclusions de cette subjectivité kantienne en affirmant que tout acte de conscience est intentionnel, c'est-à-dire orienté par nature vers un objet, se distinguant en cela du phénomène purement physique ou mécanique. Bien sûr, il s'agit d'une notion admise aujourd'hui, mais il est important de comprendre la révolution que cela impliquait de ne plus définir la conscience en opposition à l'état animal, comme le faisait encore Descartes, mais comme le résultat du mécanisme de l'intentionnalité qui restait à explorer. Cependant, bien qu'affranchi de l'erreur cartésienne, la philosophie de Brentano restât convaincue que toute conscience ne peut se définir que dans la relation à un objet.

Sur ce fondement, Edmund Husserl développera la notion de phénomène - ce qui se présente consciemment à nous (selon la définition de Hegel) - pour en faire une philosophie expérimentale, la "phénoménologie", qui postule que la conscience est un phénomène ne pouvant se révéler que par la transcendance de la relation à son objet. Autrement dit, c'est la confrontation directe de la conscience à un objet qui permet de comprendre valablement les mécanismes psychiques.

Il faudra attendre Nietzsche, puis Heidegger pour oser briser les derniers liens avec le fondamentalisme chrétien et pour que Jean-Paul Sartre puisse dire : "rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être". L'interrogation sur les phénomènes de la conscience allait explorer également d'autres voies avec le développement de la science expérimentale. Mais ce sont tout d'abord les observations de Darwin démontrant, dans le cadre d'une théorie sur l'Evolution des espèces, la part d'animalité en l'homme, qui ont apporté une autre vision de la conscience, celle des forces dialectiques dont parlait Hegel à propos de l'Histoire. Au début du XXe siècle, cette nouvelle approche dialectique de la psychologie découvre un nouveau terrain d'étude à travers la démonstration freudienne de la primauté de l'inconscient sur le conscient. Ce postulat projette un nouvel éclairage, en effet, sur la question de la conscience par une mise en perspective qui contribue fondamentalement à la compréhension de la pluralité des mécanismes psychiques. Ainsi se dessine une critique valable du positivisme issu des lumières, celui de Condorcet, qui supposait une marche inéluctable de la conscience et de l'Histoire vers le progrès. Aux antipodes de cette démarche, le père de la psychanalyse nous proposait dans un ouvrage intitulé "L'Interprétation des rêves" (Die Traumdeutung, au sens littéral : "L'Interprétation du rêve"), un modèle de libre association à partir de l'interprétation que le sujet fait de ses propres rêves, comme d'une voie royale vers l'inconscient. La théorie de l'inconscient pouvait aussi éclairer d'un nouveau jour les relations sociales et les mythes collectifs, selon la notion d'inconscient collectif défendue par Carl Gustav Jung.

Puis, à la fin du XXe siècle, la neuropsychologie clinique nous révélait l'étendue de cette emprise animale. Le raisonnement humain, que nous placions malgré tout au-dessus de l'instinct, s'élaborant finalement en étroite liaison avec le système limbique de notre cerveau, responsable de l'agressivité, de la recherche de la récompense ou de la fuite. Après Laborit, on ne pouvait plus nier une interaction profonde de nos émotions avec la zone frontale de notre cerveau, siège d'une raison discriminante et finalement de moins en moins gouvernante. La notion d'inconscient s'en trouvait du même coup remise en cause. Il ne s'agissait plus d'une réalité cachée, enfouie, inavouable, le "ça" freudien, mais bien d'une fonction structurante, en perpétuelle activité, essentielle à l'élaboration de notre pensée et de notre liberté. Désacralisée aujourd'hui, la pensée humaine en vint à être considérée comme le résultat d'une mécanique neurobiologique qui, bien qu'obéissant à des lois qui lui sont propres, se développe en interaction étroite avec un environnement stimulateur. L'Homme de la systémique devient l'infime rouage d'une interaction complexe. Sa conscience se révèlant avant tout cognitive, l'on se mit à songer à sa possible modélisation informatique tandis que l'éducation de l'éveil prospérait dans nos écoles.

Ainsi apparaissait à l'aube du XIXe siècle une nouvelle vision de l'Homme, consolidant la thèse des philosophes les moins idéalistes sur sa nature, notamment celle de Spinoza, qui dénonçait l'illusion du libre-arbitre : « Nous nous croyons libres que parce que nous ignorons les causes qui nous font agir ». Mais pour Nietzsche, qui était allé plus loin dans cette analyse, c'était aussi l'idée du déterminisme qu'il fallait rejeter en philosophie pour en revenir à la volonté de puissance. L'humain ne pouvant être appréhendé finalement que comme une valeur d'autodétermination dans un système complexe, la lutte sans fin d'une volonté d'autopréservation qui doit définir ses grilles de lecture du monde pour mieux se l'approprier. C'est dans ce sens que Castoriadis évoquera le "Chaos générateur et destructeur". Penser, comme le dit Deleuze, c'est toujours "affronter le chaos". Krishnamurti, au cours de ses causeries, à partir des années soixante dix, évoquera plus précisemment le chaos des états fragmentaires de la conscience, décrivant, en effet, la conscience comme un creuset de désirs et de pensées ébauchées et contradictoires, de souffrances larvées devant trouver en nous le chemin de leur propre résolution. C'est là qu'une instance supérieure intervient et cherche à donner du sens : la pensée. Ce n'est plus le Sujet, quelle que soit son appellation - "le Moi" décrit par Kant, le "Je" de Descartes ou bien encore cette "Âme" de Platon - qui déterminerait le libre-arbitre. Mais c'est cette nécessité de dominance d'une intention à l'intérieur d'une conscience fragmentaire qui fabrique nécessairement le sens.

Une philosophie du non-savoir qui rejoint l'ambition de la phénoménologie, consistant à envisager la pensée non pour ce qu'elle contient, mais pour ce qu'elle est, c'est-à-dire avant tout une réaction de la conscience qui se manifeste par le contact avec la réalité. Ce n'est que dans la relation que l'on peut déterminer précisemment les conditions d'apparition du phénomène de la conscience. Démarche en tous points complémentaire à celle de l'introspection, mais qui implique, contrairement à elle, de se détacher de tout jugement de valeur. C'est la démarche que préconisera Jiddu Krishnamurti, pour lequel l'observation commence dans le non-savoir, qui nous amène à une vacuité d'esprit attentive. Une philosophie qui s'apparente à une revisitation de l'anâtman bouddhique, cette idée du retour à l'impermanence et au non Soi. Il n'existe selon le bouddhisme en effet aucune âme, aucune essence qui fonde l'individu, mais une simple agrégation de phénomènes conditionnés, une conscience fragmentaire qui produit du sens. Il paraît évident que la pensée issue de cette fragmentation de la conscience ne peut se prétendre libre et, encore moins, épouser toute la conscience. La pensée est un mouvement qui tente plutôt d'inventer le connu à partir d'un arrière-plan, celui de la vraie conscience. Le connu est donc une intention qui émerge d'un chaos primaire. Comme on raconte un conte de fée aux enfants pour leur permettre d'ordonner leurs émotions et leurs sensations conflictuelles à l'intérieur de la cohérence d'un récit fictif, un territoire d'appropriation de la mémoire. Cette formulation répétitive du connu est symptomatique du mécanisme de la conscience qui fonctionne dans une relation qui n'est donc pas seulement liée à un objet, mais elle crée aussi son propre objet. Des illusions de la pensée naît l'ignorance de soi pourrait-on conclure. Se connaître nécessite donc au préalable une interrogation profonde sur la nature du désir et le processus émotionnel qui sont à l'origine du savoir. Parce que le désir est volonté, il conduit à vivre une expérience en fonction de ce que nous avons préalablement souhaité et non cette expérience elle-même, à connaître un objet par le mouvement qu'il inspire à notre conscience et non pour ce qu'il est.






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