lundi 22 octobre 2007

La conscience fragmentée


Au début des années 1990, Posner et Petersen distinguent dans leurs travaux en neuropsychologie deux états de conscience que nous appelerons la conscience vigilante (attention) et la conscience projetée (awareness). Les réseaux de la vigilance sont activés lorsque la conscience maintient un état d'alerte de l'attention, la partie latérale droite du lobe frontal intervient alors en stimulant certaines fonctions thalamiques responsables de l'attention visuelle par exemple. A contrario, les réseaux de la conscience projetée se coordonnent par l'incitation émotionnelle et permettent l'anticipation des mouvements musculaires vers une cible désirée à laquelle la mémoire est associée. De ce dernier état de conscience découle une réaction du système limbique - siège de nos émotions primordiales comme la fuite ou la recherche du plaisir - en relation avec le cortex frontal qui joue alors le rôle inhibiteur. L'équilibre entre ces deux états de la conscience nous permet de filtrer et de répondre à l'information provenant de notre environnement. Les réseaux de la vigilance du lobe frontal modulant et inhibant l'activité consciente ciblée naturelle afin de permettre de nous adapter au mieux, nous semble-t-il, à une situation donnée.

La fragmentation de nos activités est le produit d'une conscience projetée. Mais nous pouvons aussi constater le rôle structurateur de l'identification psychologique, du désir, comme de l'inhibition. Chacun peut juger par lui-même que ce que nous nommons "conscience" est l'expression d'un mouvement intentionnel, puis inhibiteur, comme le mouvement du pendule. Nous apprenons ainsi très jeune à inhiber certains désirs pour intégrer un modèle social. Tout comme nous développons aussi nos propres modèles, nos singularités, en nous confrontant au groupe social. La stimulation peut aller dans le sens du conformisme ou du rejet. Ce contrôle inhibiteur naturel est donc inscrit dans le mode de fonctionnement projeté de la conscience. Mais ce mouvement n'est pas toute la conscience. De même qu'il nous arrive de nous sentir poussés par telle sensation, qui éveille tel désir, telle réaction de la mémoire, laquelle devient un élan pulsionnel qui doit être freiné et structuré par la pensée, nous pouvons tout aussi bien refuser ce mouvement.

Il apparaît ainsi que dans ce chaos intérieur de la conscience, aux identités fragmentaires, nous disposions d'un principe d'organisation. Ce principe structurant repose sur l'inhibition d'une réaction ciblée de la conscience par rapport à une autre, un déni de conscience en quelque sorte qui permet à un fragment, une instance du "moi", d’imposer son point de vue en niant une autre, selon telle ou telle circonstance. Ne sommes-nous pas capable de renier, par exemple, nos pulsions sexuelles ou violentes quand nous allons au temple ou à l'église. Ces différentes facettes de nous-mêmes font pourtant partie intégrante de la totalité de la conscience. Ainsi l'altérité se manifeste d'abord en nous par l'ajustement des différents fragments de la conscience en fonction des rôles que l'on nous assigne. Cependant cette fragmentation de l'action est aussi le principal obstacle à la connaissance de soi. Car évidemment, à partir d'un fragment on ne peut connaître la totalité.

Quand la pensée dit par exemple : "il faut la paix dans le monde". Cette pensée fait de la paix un concept certes louable. Mais en arrière-plan existent bien entendu la peur d'être bouleversé par la violence, la colère et la haine. Sans cet opposé, l'idée de paix ou de non-violence n'aurait d'ailleurs aucun sens. En formulant un idéal, je me place en position de réaction contre une autre partie de moi-même, un autre fragment, un autre "moi". Cette réaction de déni de soi peut-elle m'aider à résoudre le problème de la violence ? Evidemment pas, puisqu'elle maintient une division dans la conscience, développant un conflit intérieur qui sera bien entendu source de violence à son tour. Ce que l'on constate à l'échelle du monde, se produit d'abord en nous. Formuler une intention de dominer sa colère n'est pas plus utile que de promulguer une loi répressive, car la négation d'un fait crée un dilemme intérieur qui amplifie le conflit. Par conséquent, le déni ne met pas fin au problème, il ne fait que le refouler et le pervertir. Le problème est issu de la fragmentation d'une conscience projetée. Ces "dénis" de nous-mêmes, lorsqu'ils deviennent des idéaux, des modèles de conduite, des lois, sont la manifestation de ce "nihiliste" que mettait en évidence Nietzsche, c'est-à-dire une négation de l'être lui-même, dans son intégralité. Mais, paradoxalement, ce nihilisme fait aussi partie de l'être, car il fait partie intégrante de la nature et de la structure de la conscience. L'erreur de Nietzsche aura été de placer sur une échelle de valeurs conceptuelle les contradictions qui sont le propre de la conscience. La pensée se structure nécessairement en rejetant certaines émotions et en encourageant d'autres ou en leur attribuant une vertu idéale. Ce fonctionnement dualiste qui nous permet d'apprivoiser le monde à travers nos propres contradictions est fondé sur la nature même de notre conscience. Or, cette nature nous révèle une chose essentielle, un point que nous avons exposé précédemment, à savoir que le plaisir et la crainte sont à la racine de cette projection. Sans ces deux gammes d'émotion entretenues par la pensée, la conscience serait incapable d'intérioriser le monde et de le fragmenter pour déclencher les réactions d'auto-préservation appropriées.

Nous avons ainsi appris à vivre par le déni de certains fragments de notre propre conscience. On peut dire que la pensée crée à partir de là un territoire conscient qui lui est propre, une carte du monde permettant de définir le sens de sa propre action, "ce qui devrait être". Nous observons la réalité à travers ce modèle intérieur d'évaluation et de compréhension. On peut dire aussi, d'une certaine façon, que ce contrôle est nécessaire pour penser et agir dans le monde. Le nihilisme est une philosophie stérile à partir du moment où elle oublie de s'inclure dans sa propre critique. Les jugements ordinaires de la pensée sont, au même titre que les idéaux, une composante de la fragmentation. N'avons-nous pas besoin de ce déni de la pensée pour rendre nos actions perfectibles ? Telle était, selon l'intuition géniale de Rousseau, ce qui distingue l'Homme de l'animal. Mais dans notre cas, malheureusement, cette supériorité n'apporte aucune liberté, car le déni propage le conflit et la souffrance de l'Homme au lieu d'y mettre fin. Ce mouvement d'intériorisation nous donne une amplitude d'action nécessairement limitée, parce que réactive. La réactivité - d'un fragment de la conscience contre les autres - n'est-elle pas justement la définition contraire de la liberté ?

Nous voyons donc que le perfectionnement de nos actions par la pensée est illusoire parce qu'il repose sur la fragmentation et, bien que celle-ci favorise un certain progrès humain par l'assimilation de principes à la conscience, elle n'autorise guère la liberté d'une conscience qui serait parvenue à s'affranchir de la réaction au connu. Nous voilà, par une telle affirmation, basculé justement en terrain inconnu, car nous constatons que le progrès humain doit dépasser les capacités de la pensée et son éthique comparative fonctionnant par le déni. Toutefois, nous ne pouvons contester que la fragmentation de la pensée peut s'avérer utile dans certains domaines : tout ce qui relève du mesurable par exemple, la sphère des observations scientifiques et des techniques ; mais nuisible dans d'autres, c'est-à-dire l'intelligence qui en fera usage et le progrès humain, pour lequel la fragmentation de la pensée représente l'équivalent d'un suicide collectif. C'est la nature et la structure de notre pensée qui a "technicisé" le monde, elle en a morcelé les objectifs, elle a conçu un chaos que nous appelons avec orgueil "liberté" ou "démocratie", mais la vraie liberté et la vraie démocratie se situent en amont évidemment. Si nous n'arrivons pas à situer le bonheur ou l'amour dans ce champ dévasté, n'est-ce pas tout simplemet parce qu'ils se trouvent hors du champs de la pensée et qu'ils ne peuvent être mesurés en terme de comparaison, de concurrence, de mieux être, etc. Qu'est-ce en définitive que le monde, si ce n'est notre propre conscience ? Notre action se définit donc par la lisibilité que nous avons de celle-ci. La sagesse consiste, en premier lieu, à comprendre la conscience dans sa totalité, pour permettre d'établir ensuite les règles du savoir qui nous protègent de nos illusions dévastatrices ?

L'univers entier est non séparable, en interaction totale, nous dit la physique quantique. Du fait de cette interaction, la dynamique d'ajustement du chaos tend à créer des formes d'organisation, car le plus petit fragment est relié à la totalité, c'est un fait pourtant difficile à concevoir pour l'esprit humain. L'univers nous donne pourtant le spectacle d'une continuelle invention, le bonheur d'une création perpétuelle, d'un mouvement accompli dans l'intelligence de la relation, créant à chaque fois une structure originale et toujours mieux adaptée. Chaque parcelle de nous-mêmes appartient à ce chaos organisé, notamment la conscience. Nous sommes l'univers et, par conséquent, il faut être à notre écoute pour comprendre l'intelligence qui est à l'oeuvre ici. Nous ne parlons pas d'une intelligence divine bien entendu. Mais sommes-nous seulement à l'écoute de l'intelligence de l'univers et pas uniquement de notre pensée qui cherche à y retrouver un modèle proto-humain.

Si nous entrons dans cette véritable écoute de la conscience, alors son fonctionnement spécifique, toujours orienté vers un but, une évasion, nous apparaît clairement. La pensée obéit à une mécanique de fragmentation particulière dont nous suivons les inclinaisons sans nous poser de question. La lucidité n'est pas permise, voir en face la fragilité de notre jugement nous effraierait au point que nous préférerions retomber dans nos vieilles habitudes d'analyse, dans l'ornière d'un conditionnement séculaire. Mais la conscience fonctionne de la même façon pourtant dans chaque être humain, pourquoi alors nous effrayer de cette faiblesse. Surtout lorsque l'on sait que cette petite lâcheté est source de divisions, de conflits et de guerres ? Le problème ne vient évidemment pas du contenu de la pensée, mais de l'identification de "ma pensée" à un mécanisme fragmentaire de la conscience. La raison de cette fuite devant la compréhension de nous-mêmes trouve aussi ses racines dans la peur psychologique. Ainsi, je veux bien critiquer des idées, la pensée des autres, leur violence, mais je me refuse à me rendre compte que c'est le même mouvement qui anime ma propre pensée et conduit à la même violence. Si je pouvais voir ce mouvement avec un peu d'honnêteté, je comprendrais qu'il n'existe aucune différence fondamentale entre ma pensée et celle de mon prochain. Voir ce fait très simple que ce prétendu "autre" est moi-même, supposerait que je ne projette plus les divisions de ma propre conscience sur le monde. Cette projection conduit au conditionnement, à mon identification à des idées, les mienne ou celles du politicien qui produisent la guerre économique ou le nationaliste. Comprendrais-je un jour que toutes les pensées sont équivalentes en leur mouvement originel. Je ne peux plus dire "eux", "moi", et ainsi de suite, car ma pensée vaut celle de l'autre, elle est fabriquée par la même conscience. Nous sommes souvent blessés par la pensée malveillante d'autrui, mais en réalité cette malveillance est en nous aussi, elle se nourrit de la fragmentation de la conscience. Lorsque j'aperçois le mécanisme qui précède cette pensée, je me rends compte que ce mécanisme dans une autre conscience est en tous points pareil au mien. Pour comprendre ce mouvement, il nous faut comprendre comment fonctionne la conscience ordinaire. L'altérité commence et finie dans la structure de notre propre conscience. Celle-ci reconstruit le réel en fonction d'oppositions tranchées qui servent à la pensée pour justifier ou expliquer les phénomènes dont nous prenons conscience ou qui stimulent notre imagination. Mais aucun phénomène dans le monde sensible n'existe en opposition à un autre, les phénomènes sont en relation ou en autodétermination, par conséquent jamais la pensée ne pourra comprendre le monde sensible.

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