mardi 23 octobre 2007

L'intelligence de la conscience


Nous avons évoqué au chapitre précédent la mémoire implicite. Il s'agit d'une mémoire cognitive qui s'inscrit dans un schéma corporel, spatial et mémosensoriel. La conscience découvre dans ce périmètre sensitif des unités de sens. Les espaces, notamment, ont une fonction précise pour chaque espèce animale, ils supportent un code de relations dans lesquels s'inscrivent nos actions. Les chercheurs en sciences sociales appellent plus généralement ce phénomène : la proxémie. Ainsi, par exemple, nous préservons un espace intime correspondant à la portée du sens du toucher, c'est-à-dire environ à la longueur du bras étendu. Ce territoire intime, lorsqu'il est transgressé, éveille en nous des pulsions animales très spécifiques. Nous n'autorisons que nos proches à pénétrer cet espace personnel et le défendons instinctivement contre toute agression. L'addition de quatre longueurs de cet espace intime (soit environ 2 mètres) correspond à la distance interpersonnelle minimale, ce garde-fou spatial que nous essayons tant bien que mal de préserver dans les lieux publics. Puis il y a une distance micro-sociale ou clanique, celle de la tribu, de la meute et une distance publique avec les autres groupes, et ainsi de suite. A l'intérieur de ces espaces intériorisés, le ballet des activités humaines se cadence et s'organise aussi dans une synchronie (coordination des mouvements) étonnante observée pour la première fois par Birdwhistell et dont il inaugure la recherche dans un compte-rendu intitulé "Introduction à la kinésique", paru en 1952. Dans les années 1960, ce concept s'est enrichit de nombreuses études. La découverte de ce sixième sens, le sens kinésique, appelle plusieurs remarques.

En fermant les yeux, en effet, nous avons conscience de notre schéma corporel, c'est-à-dire des limites de notre corps, de son volume dans l'espace, de nos postures et de nos mouvements. Cette représentation du corps s'élabore progressivement, dès la naissance, en lien étroit avec la motricité et la mémoire implicite. L'expérience du membre fantôme des amputés témoigne de la persistance de ce schéma corporel dans notre représentation mentale. Le lobe pariétal du cerveau joue un rôle essentiel dans l'édification et le maintient de l'image du corps. Le paradoxe de la minceur témoigne également de ce fait. Certaines jeunes filles longtemps complexées par leurs rondeurs, en effet, se sentent pourtant bien plus "mal dans leur peau" après la réussite d'un régime. Bien qu'ayant réussi à atteindre le poids idéal dont elles rêvaient, l'image mentale de leur corps est restée inconsciemment inchangée et les incitent pourtant, malgré elles, à reprendre leur poids initial.

Dix ans de travail expérimental ont permis de mettre en évidence le "lien profond" qui unit aussi les mouvements du corps et la communication verbale de deux interlocuteurs en interaction. La frontière que nous voulions étanche entre le corps et l'esprit se rompt définitivement avec les recherches de William Condon de l'Institut psychiatrique de l'Etat de Pennsylvanie. En repassant au ralenti l'enregistrement vidéo d'un groupe de personne en interaction, Condon s’aperçoit que tous les gestes des différentes personnes se répondent. Mieux. Ils sont synchronisés. Que ce soit un simple battement de sourcil, la tonalité de la voix ou bien encore le mouvement des mains, il s’aperçut que les gestes de l’un se produisaient en même temps que les gestes de l’autre avec qui il communiquait et ce, à des intervalles de temps égaux. Quand nous communiquons, nos gestes sont mécaniquement en relation avec ceux de l’autre suivant un rythme très précis. Fort de cette découverte, Condon enregistre sur un vidéogramme le contenu d'une conversation entre deux sujets et décèle au moyen d'un analyseur temps/mouvement une partition sémantique se mettant en place en liaison avec les mouvements corporels synchronisés. Puis il eut l'idée de mesurer les ondes cérébrales pendant l'interaction avec des électrodes reliées à un analyseur EEG. Pendant que les deux personnes discutaient, les deux aiguilles de l’EEG bougeaient en même temps comme mues par un seul et même cerveau. La synchronie était stupéfiante. Albert T. Hall fit les mêmes observations, avec les mêmes résultats, en filmant notamment une cours de récréation. Ce mode de communication non verbal exclut-il l'esprit ou nos habitudes linguistiques sont-elles en relation directe avec lui ?

Le langage s'appuierait-il sur des structures plus profondes, celles de l'action ? Ainsi l'intériorisation des réactions d'autrui participerait autant que la perception des nôtres au jeu de l'interaction humaine. L'étude des films à l'arrêt et au ralenti réalisée par Condon et son équipe sur des enfants américains, chinois et anglais, laissa apparaître que les nouveaux-nés commencent par synchroniser les mouvements de leur corps avec le discours de leur mère, quelle que soit la langue employée. Un nouveau domaine d'étude s'offre ainsi à nos investigations, reculant encore les frontières de la linguistique. Les sciences cognitives nous montrent le caractère distendu de notre auto-perception, la difficulté à séparer l'enveloppe corporelle de nos territoires sensoriels, à isoler le "moi" et le langage de territoires plus larges dans lesquels s'inscrit notre développement relationnel, mais que la conscience a refoulés. La recherche sur la synchronie nous montre que l'intériorisation des stimuli non verbaux est effectivement essentielle à la vie en société, telle une culture sous-jacente que nous assimilons inconsciemment, un langage derrière le langage. Les groupes culturels sont des édifices dont les fondations, encore inexplorées, s'enracinent très profondément dans notre cerveau cognitif. Selon cette approche nouvelle, la perte de synchronisation sensorielle et de repères spatiaux intimes équivaut à une perte d'identité pour l'être humain, ainsi la transplantation dans un univers sensoriel dont les codes n'ont pas été assimilés, comme l'illustre l'immersion dans la culture japonnaise de deux américains décrit par Sophia Coppola dans le film "Lost in translation", aboutissant à une errance intérieure et un profond sentiment de solitude. Nous vivons ainsi en interdépendance profonde avec le groupe social à travers un langage intériorisé de sensations, une codification des sens sous-jacent à la conscience.

De toute évidence, la conscience n'est pas circonscrite à notre enveloppe corporelle, ni au "moi", elle englobe un territoire psycho-physiologique et un langage non-verbal. Elle s'enracine dans l'action. Cette conscience de la memo-sensation est sous-jacente à la conscience émergée qui raisonne. Des liaisons se multiplient, plus rapides que la pensée et plus nombreuses qu'on ne le suppose, entre ces deux parties de la conscience. Dans une série d'expériences fascinantes rapportées d'abord en 1973, le neurobiologiste Benjamin Libet et ses associées ont prouvé que la première prise de conscience à un stimulus sensoriel se produit environ 500 millisecondes (0,5 sec) après le stimulus conscient lui-même. Ainsi, la décision d'exécuter un acte musculaire est prise avant la conscience de cette même décision. En d'autres termes, nous nous rendons compte d'une décision seulement après que la décision ait déjà été prise. Certes, l’évolution contemporaine des neurosciences - et plus généralement des sciences cognitives - pourrait faire croire que la conscience valide des actes déjà programmés. Toutefois, l'expérience de Libet s'est avérée incomplète sur ce point, ce serait une réduction abusive en effet de considérer qu'il n'existe aucune dualité entre les fragments de conscience cognitive, le langage non-verbal, et la consciente intelligente qui donne l'ordre d'agir.

C'est d'ailleurs ce que démontrent des expérimentations plus récentes de Jean-François Lambert et Benjamin Libet. En ayant poussé leurs expériences beaucoup plus loin, l'équipe de neurobiologistes a inclus un dispositif d'horloge rendant compte du moment où le sujet a conscience de décider de l'exécution du mouvement requis (par exemple appuyer sur un bouton). Mais Libet tombe alors sur des tracés tronqués, c'est-à-dire des tracés traduisant le fait que des sujets ont failli agir mais ont décidé de ne pas le faire. Ce qui est possible si la prise de conscience de l'intention d'agir, avant le début du potentiel de préparation motrice, se manifeste encore suffisamment tôt, à savoir à peu près deux cents millisecondes avant le début de la commande motrice pour que le processus puisse être avorté ou interrompu. Ainsi, Libet et Lambert en arrivent à la conclusion que la volonté consciente n'est pas à l'origine de tous nos actes, mais qu'elle se manifeste néanmoins dans la capacité de les censurer ou de les assumer. Ainsi une intelligence agit, elle établit des modèles de simulation pour préparer l'action, les compare et choisit, comme un opérateur de libre-arbitre.

Selon eux, si le potentiel de préparation d'ordre neuronal est effectivement le déterminant principal de l'acte volontaire, il devrait être toujours suivi d'une action. Cependant c'est tout le contraire qui se passe puisque ce processus peut avorter. Ce potentiel est d'abord bilatéral et a lieu dans les deux hémisphères cérébraux, même pour un mouvement unilatéral, et ce n'est qu'environ cent cinquante millisecondes avant même qu'ait lieu le déclenchement du processus neuromusculaire qu'il se latéralise. Ainsi, concluent-ils, il existe un opérateur irréductible qui opère un tri dans nos actions. Nous ne sommes pas seulement neuronaux, mais nous avons une conscience décisionnelle indépendante de notre système nerveux. Cette conscience décisionnelle ne fait qu'arbitrer des jeux neuronaux, mais ne se réduit pas à ces jeux. Libet et Lambert résume leurs conclusions par une image : " la conscience serait aux états neuronaux ce que l'arbitre est aux footballeurs. La plupart du temps, elle n'agit pas, mais de temps en temps, quand elle le juge utile la conscience/arbitre intervient. Les réductionnistes (ceux qui pensent que la conscience est un épiphénomène) ne voient que le ballon et les joueurs, c'est à dire l'ensemble des activités cérébrales. La présence de l'arbitre leur échappe mais elle est pourtant essentielle". Ce traitement, propre à mobiliser les deux hémisphères cérébraux, fait appel en effet à des ressources encore insoupçonnées de notre esprit. Une forme de conscience capable de sélectionner les processus cognitifs ou les annihiler en tenant compte de toutes les données d'une situation, y compris les données internes, ne devrait-on pas parler d'intelligence plutôt que de conscience dans ce cas ? La conscience en amont est fragmentaire et l'intelligence choisit parmi ces fragments celui qui exprime la meilleure conduite à tenir pour agir.

Nous avons vu que le contenu de la conscience, les memo-sensations, polarise un faisceau de compétences cognitives attachées à un ensemble d'expériences concernant des lieux, des choses et des êtres (les traces mnésiques), qui sont toutes activées lors de la prise de décision, puis triées au moment de la perception (formation réticulée) pour définir l'intention. Le processus de la conscience est donc sélectif, il s'inscrit dans des schémas de la mémoire à l'échelle de l'individu et de l'espèce. Mais il peut aussi censurer l'action, la psyché est capable d'interpréter ce contenu sous-jacent afin de choisir d'y répondre ou non. Le fait est qu'une intelligence, très en amont, joue un rôle de régisseur, qu'elle est capable de nous inciter à agir, mais aussi à ne pas agir et, ainsi, de laisser l'urgence d'une décision en suspens.





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