dimanche 28 octobre 2007

Ethique du non-savoir



Nous pensions jusqu'ici échafauder une morale idéale au-dessus des contingences de la matérialité biologique, ce qui revenait à opposer le corps à l'esprit, l'émotion à la raison : l'un devant soumettre l'autre nécessairement à défaut de s'en accommoder. Selon la morale judéo-chrétienne, dont le courant humaniste s'inspire, la notion même de progrès se fonde sur l'espoir placé dans le libre-arbitre, cette instance de la conscience d'essence divine, elle-même supposée se placer au-dessus des débats de la pensée triviale et les arbitrer. Une telle affirmation de supériorité, une telle idolâtrie de "sur-moi" refoulant le "moi" véritable - peu importe d'ailleurs le nom qu'on lui donne - peut-elle conduire au progrès humain. Cette idée soulève pourtant une interrogation car, en fin de compte, ce besoin impérieux de croire en une conscience supérieure n'est-il pas une réaction d'origine pulsionnelle, la pulsion du savoir ? Car comment la conscience pourrait-elle se détacher du corps biologique, qui est son support d'action ? Étymologiquement le mot conscience nous renvoie à une notion religieuse, celle du partage de la "science avec les dieux" ? Lorsqu'un être humain admet cela, il ne lui reste qu'un tout petit pas à franchir pour se croire investit du "don" de conscience divine et parler au nom du Tout Puissant. Ce qui est la plus grave imposture qui puisse exister, néanmoins il fut le socle séculaires des systèmes monarchiques et théocratiques. Admettons un instant qu'il puisse exister une connaissance parfaite nous rendant capable d'arbitrer et juger de tout, sans qu'interfère la moindre pensée triviale ou intention biologique, comment pourrions-nous savoir dans ce cas si nous ne nous mentons pas à nous-mêmes ? Identifier si aisément le jugement d'une certaine strate la pensée à celui d'une conscience supérieure participe de la sublimation de notre égo, tout cela est enfantin à comprendre. C'est un pouvoir de travestissement dont usent avec talent la plupart des prêtres et des élites politiques. Flatter notre "conscience" pour obtenir notre assentiment. Chaque individu à l'échelle de la cellule familiale s'emploie aussi à participer à cette grande messe de la conscience supérieure qui forge des élites parmi les donneurs de leçons, le "dominé" devenant "dominant" à son tour, perpétuant le modèle ou tentant de le réformer par la contestation politique. Pour ma part, je pense que la conscience morale en politique ou dans tout autre domaine où elle s'applique ne saurait être totalement "éthique" si elle n'est pas librement accepté par un esprit libre, c'est-à-dire lui-même capable de sonder la nature de cette "conscience" au plus profond de son être et les illusions dont il est le produit.

La neurobiologie, d'ailleurs, ne nous décrit pas le cerveau comme un terrain de confrontation entre le corps et l'esprit, mais tout au contraire comme une structure associant ces forces complémentaires pour façonner la mémoire, à la fois cognitive et verbale, dont le résultat produit ce que nous appelons la pensée. On peut noter que les configurations des circuits neuraux qui relient les différentes zones d'activité cérébrale pour former la structure de notre pensée convergent consciemment ou non vers un même objectif commun : la survie biologique à l'échelle du corps humain, familial ou social. Le schéma de traitement de l'information à partir duquel s'élabore nos décisions traverse notamment la formation réticulée, une zone cérébrale très ancienne, déclenchant l'influx nerveux nécessaire à toute motivation biologique. Notre cerveau prend en compte également les marqueurs somatiques (informations sur l'état du corps) lorsqu'il est en train de réagir à l'environnement et les enregistre. La formation de l'expérience cognitive implique aussi le système limbique, qui permet de traduire en émotion les signaux bâtis sur cette expérience, comme la perception de l'empathie d'un visage, il permet ainsi de les acheminer vers les lobes frontaux chargés de la traiter comme toute stimulation de récompense ou de crainte afin de pouvoir déclencher l'action. Enfin, la raison se dessine par le moyen du langage, sur la base d'un mécanisme de traitement de l'information qui intègre les expériences cognitives. La raison et l'émotion fonctionnent donc en coopération, les zones des lobes frontaux du cerveau qui organise au final nos prises de décision prennent en compte directement des ramifications sous-jacentes basées sur les émotions, dont la fonction justement, consiste à nous pousser à prendre des décisions. Ne vous semble-t-il pas absurde alors de vouloir opposer la décision et la motivation cachée qui conduit à déclencher celle-ci ? Les deux ne font-il pas partie du même ensemble, ne sont-ils pas indissociables par nature ?

Le tracé d'une frontière entre le corps et l'esprit est le résultat de la raison envisageant sa propre supériorité. La raison peut tout aussi bien concevoir que dans l'accomplissement d'une chaîne d'action pour atteindre un objectif, l'émotion soit parfois une entrave, pourtant c'est bien toute notre expérience, corps et esprit, qui est requise dans le raisonnement, même si au final nous ne semblons obéir qu'à la seule pensée. Ce que nous avons coutume d'appeler "le savoir", ce fragment supérieur de la pensée auquel chacun à coutume de s'identifier, n'est que la manifestation d'une réaction ultime, un automatisme de plus permettant à la pensée de prendre en compte les données de la mémoire. Le projet de Descartes était fondé sur une juste observation du fait que nous devons convenir qu'il y a bien une implication du "moi" dans la pensée... je pense donc je suis. Mais son erreur était de croire que l'analyse suffisait à extraire le grain de l'ivraie.
Car l'implication du "moi" dans le raisonnement se produit sur plusieurs niveaux d'intentions intégrés dans la prise de décision elle-même. Notre libre-arbitre se contente la plupart du temps d'acquiescer ou non de décisions qui sont prises en amont du raisonnement, en un mot ce n'est pas la raison qui prend toutes les décisions. On ne saurait voir en la raison une sphère détachée des autres et bien que les différents fragments de notre conscience fonctionnent dans des sphères qui leur sont propres, une énergie commune les mobilise et les associe. La pensée prend en compte une motivation protéiforme qui fait l'objet de plusieurs traitements en amont, mais en aucun cas ne décide en dehors de celle-ci.

Le cerveau a besoin avant tout d'ordre pour fonctionner normalement, comme source d'énergie, l'émotion renforce la cohérence de son action en focalisant l'attention sur un point autour duquel tout s'ordonne. Cette fragmentation permet à la raison de jouer sur plusieurs registres du savoir et donc plusieurs intentions qu'elle manipule selon les commodités et les circonstances. Mais le savoir, en soi, n'est pas une nécessité. Dès l'enfance, nous avons appris à jouer sur différents registres de communication pour donner le change, simuler le savoir et ainsi pouvoir dominer nos peurs et nos émotions, cela ne semble pas poser un problème éthique pour nous, car nous avons été encouragé à apprendre nos leçons de cette manière. La pensée est univoque et pourtant prétend tout savoir, bien qu'elle soit capable de prendre en compte des orientations divergentes et de les exposer selon l'auditoire auquel elle est amenée à se confrontée, cela ne constitue pas le savoir. Nous ne sommes pas gouvernés par la raison, le savoir, nous savons seulement l'utiliser selon les attentes d'autrui à notre égard et au gré des circonstances et de notre environnement culturel. Curieusement, nous nous étonnons toujours des conséquences qui peuvent résulter de cette extraordinaire plasticité de notre prétendu savoir et refusons d'admettre sa versatilité. Comme s'il fallait croire absolument en une pensée supérieure, le "je", le "cogito", qui persiste à maintenir le statut quo du connu et dès qu'une situation nouvelle émerge s'emploie à la maintenir sous contrôle d'une intention infaillible, allant même jusqu'à ignorer ses propres contradictions pour mieux affirmer son savoir. Selon certaines écoles de pensée, la relation construit la conscience et cette dernière ne peut être appréhendée séparée des interactions avec l'environnement familial et social, le système. L'approche psychanalytique, notamment, bien qu'elle se focalise davantage sur le phénomène psychique, cherchant à révéler son mécanisme intérieur en le pliant à une méthode, plutôt que sur le phénomène cognitif, a contribué à mettre en évidence la subjectivité du savoir. Quelle que soit la méthode employée et la démarche d'étude, nous sommes amené aujourd'hui à nous poser cette question essentielle : la compréhension de nos intentions et de nos décisions peut-elle être constitutive d'un savoir, comme le savoir psychanalytique ? L'analyse n'est-elle cet autre déguisement de la raison qui entretient l'illusion du savoir ? Peut aboutir au savoir en partant d'un point d'origine fragmentaire ? Peut-on qualifier de savoir tous ces palliatifs à l'ignorance que l'on appelle "méthodes d'approche quantifiables" ?

Croire aux vertus de l'observation méthodique est un mensonge que l'on se fait d'abord à soi-même. La manière exacte dont l'environnement imprègne la conscience se fait selon la nature et la structure des connexions au sein du néocortex humain. Ainsi, après cinq millions d'années d'évolution, le cerveau humain reste conditionné par les marqueurs biologiques et notamment les réactions du système limbique, lesquelles établissent les codes de nos relations inter-personnelles spatiales et sensorielles, de nos signaux cognitifs, comme par exemple le comportement de nutrition ou de défense du territoire et les différents modes de cohabitation hiérarchique au sein du groupe social. Une palette de stimulations internes résultant de cette configuration nous permet ainsi de décoder notre environnement et d'en retirer une analyse, mais aucunement un savoir. Prenons un exemple concret : si je perçois un cliquetis des couverts, j'éprouve une sensation de faim, comme le chien de Pavlov je salive. Ces sensations d'appétit associées à la mémoire me diront ensuite comment obtenir la récompense escomptée. Mécaniquement, je vais prendre ma serviette de table qui se trouve dans l'armoire et me rendre dans la salle à manger, me laver les mains auparavant, etc. Il se produit un phénomène d'implication qui résulte du circuit cérébral de recherche de la récompense. Même si d'autres catégories de réflexes concurrents comme celui du renoncement à la nourriture par bien-être peuvent interférer. L'ensemble des marqueurs somatiques qui ont façonné l'évolution de notre cerveau entre en jeu dans nos actions quotidiennes, il y a un phénomène de contamination. Le comportement d'un individu n'est pas cloisonné. Ainsi certains marqueurs de contrôle de l'attention sensitive, notamment du tonus musculaire, dirigés vers la satisfaction de l'appétit sont aussi vouées à un autre usage, ils servent par exemple à déployer l'énergie que nous employons à la résolution des problèmes de la vie quotidienne ou à consacrer une écoute attentive aux consignes professionnelles d'un chef de service pour obtenir une récompense promotionnelle. C'est aussi une forme d'appétit. Bien que notre mode de vie ait évolué, les circuits d'information neuraux de la récompense empruntent toujours les mêmes voies qu'à leur origine. Les postures du corps, la structure de notre pensée et la gestion de l'énergie émotionnelle sont la conséquence de cette évolution qui structure nos schémas de pensée. Comment nier l'importance corps, aucun savoir n'est libéré de lui, aucun libre-arbitre ne saurait s'abstraire de cette réalité pour fonder un savoir désincarné.

La pensée fonctionne par rapport à une image, à une émotion, et celle-ci provient d'une chaîne de réactions empruntant des circuits particuliers et concomitants dont l'expression cognitive fonctionne en relation avec les marqueurs somatiques très divers, c'est-à-dire des états du corps, l'émotion intervient dans la capacité d'attention notamment. Cette structure sous-jacente à la pensée est toujours à l'œuvre, même dans l'analyse la plus mécanique. Au cours de la journée, le cerveau réagit en permanence à un seuil de conscience en-deçà de l'attention ordinaire, il interprète le monde selon un ordre établit par sa propre structure interne et ses marqueurs somatiques, une structure qui tend à l'équilibre (homéostasie) et semble d'elle-même se régénérer pendant certaines phases du sommeil. Beaucoup d'éléments cognitifs interfèrent avec les réactions somatiques, laissant des traces émotionnelles que nous inhibons, mais qui demeurent néanmoins actives plus ou moins consciemment.
C'est une mécanique très subtile, qui fait que la conscience ne saurait être uniquement rationnelle, car elle conçoit d'abord une intention, prenant en compte le désir, les émotions, pour évaluer la solution d'un problème. L'inhibition du lobe frontal ne signifie pas la destruction de ce désir, mais son utilisation à fin de gérer une situation à notre avantage. Comprendre qui nous sommes serait une entreprise vouée à l'échec sans l'acceptation de cette évidence.

Cet arrière-plan - que notre intellect se refuse à connaître - structure évidemment la pensée et aboutit à sa fragmentation, c'est-à-dire au tri de l'attention nécessaire à la définition de nos champs d'investigation et à la conscience de pouvoir les analyser. Pouvons-nous réussir à intégrer le spectre morcelé de cette conscience sans qu'une entité supérieure, l'analyste, ne veuille émerger du chaos pour imposer une orientation particulière, ce qui signifie un nouveau morcellement de la conscience ? C'est le sens qu'il nous faudrait accorder aujourd'hui au mot "liberté intérieure" laquelle ne peut être morcelée ou confinée à une pensée supérieure à ses propres finalités. Dire par exemple que nous sommes émancipés justifie d'une intention de devenir libre, à laquelle nous nous identifions avant d'être libre, ce qui signifie que nous ne le sommes pas. De même si mon attention est absorbée par les sollicitations que lui impose la mémoire, et dont elle retire une analyse, celle-ci n'est pas libre. La liberté ne peut naître qu'à la source du savoir, c'est-à-dire par la qualité de l'attention que nous portons aux sollicitations de la mémoire et de la pensée en formation. La pensée formée nous prive déjà de la liberté, nous pouvons sans doute affirmer que la pensée est autonome, mais pour être libre réellement, la pensée, résultat de la mémoire, doit cesser de régir le chaos qui émerge de la conscience pour le laisser d'abord exister. Alors ce qui paraissait désordonné, parce que nous souhaitions le contrôler, devient ordonné et donc analysable.


Voyez comme nous sommes éloigné de cet ordre et de quelle manière le jugement de la pensée prend aisément un tour dictatorial et cherche à imposer une intention, une image, un désir, un acte de mémoire ou de volonté diamétralement opposé au chaos de ses propres sentiments. Le rôle du jugement de la pensée est, en effet, en premier lieu de canaliser l'énergie de la mémoire vers un projet. nous nous sentons impliqués par une sollicitation de la mémoire, car nous l'avons choisie pour dominer le chaos. Ce mouvement de la pensée, par nature donc, entretient le conflit et la fragmentation qui émerge à la conscience. Ensuite, le conflit se propage à l'extérieur.

Plus le cerveau dispose d'informations à sa portée, mieux il peut comparer et relativiser la supériorité de ses convictions intimes, mais ce mode de fonctionnement de la pensée sélectif et supérieur, créant une pyramide du savoir vertigineuse, une accumulation de jugements et d'opinions conflictuelles peut-il résoudre nos problèmes ?
Cette accumulation va aussi de paire avec un refoulement, qui génère un autre facteur d'angoisse. Une personnalité confronté à un grand nombre d'informations journellement, bien que gagnant en autonomie d'action, refoule aussi un grand nombre de sollicitations. Plus il y a d'informations, plus il faut sélectionner. Dans ce processus de sélection de l'information, le mode de hiérarchisation intervient selon des critères en apparence rationnels, mais l'arrière-plan, quant à lui, reste la fuite où la recherche de gratification par la stimulation de la mémoire. Nous éprouvons ainsi une forme d'accoutumance aux plaisirs intellectuels qui émousse les qualités sensitives et l'attention naturelle.

De la même façon, ce que nous appelons communément "amour" ne se résume-t-il pas à l'entretient d'une stimulation issue de la mémoire, une persistance du désir entretenue et projetée sur l'être aimé ? Ainsi voyez par vous-mêmes la qualité de l'attention que nous portons à autrui, quelle soit concupiscente ou bénévolante selon l'expression de Descartes, c'est-à-dire intéressée ou désintéressée dans ses intentions, si nous cherchons avant tout à entretenir une stimulation de la mémoire, notre sensitivité s'émousse et l'amour disparaît. Car c'est une illusion que de vouloir commander à la nature. L'esprit qui croît aimer et se veut maître de cet amour suit en réalité un mouvement comparable à l'oscillation d'un pendule, lequel revient toujours à l'entretien du plaisir bien que s'imaginant libre de ses choix. Le désintéressement authentique est impossible tant que je regarde l'autre à travers ce miroir déformant, tel que mon attente le perçoit. Nous ne pouvons aimer
durablement ce qui est déformé par le désir, par essence l'objet d'une adoration est fugace, parce qu'il est originellement faussé par le besoin d'en jouir. On ne peut aimer complètement que ce que l'on connait vraiment et comment pourrais-je connaître autrui autrement que par ma propre expérience humaine, c'est-à-dire en comprenant mes propres anxiétés, mes doutes, mes illusions ? Se voir sans déformation, sans altération, de façon directe et sensitive, c'est commencer à voir autrui tel qu'il est, donc l'aimer non plus à travers une image, mais pour lui même. Dans cet amour sensitif, il n'y a pas de place pour la jalousie, la possession, la dépendance, mais bien au contraire une intime compassion. Mais comment retrouver cette sensitivité partagée, comment retrouver notre faculté d'attention virginale lorsqu'elle a été émoussée, amoindrie, étouffée par l'effort de la pensée ?

Si nous observons en profondeur la formation des relations humaines, il apparaît à l'évidence que la mémoire émotionnelle est déjà formée à la naissance, les structures de la récompense et de la punition sont déjà en place pour favoriser l'apprentissage. Une capacité permettant au nourrisson d'interpréter les attitudes maternelles et d'y répondre. De manière innée, nous sommes ainsi enclin à rechercher la récompense, l'amour maternel en étant la quintessence et à fuir la souffrance, synonyme du rejet maternel. C'est la raison pour laquelle, dès la petite enfance, se développe en nous la capacité à anticiper les attitudes parentales. Le cerveau apprend plus efficacement à exploiter à son avantage ce "sens" relationnel au fur et à mesure que se développe la motricité. La maîtrise de l'environnement nous invitant à anticiper pour répondre à des défis plus complexes, impliquant durée et constance dans le mouvement pour acquérir ce que sensoriellement je convoite. Nous le voyons bien, c'est la réaction émotionnelle, l'intentionnalité impliquant le corps tout entier, qui induit le processus de la motricité et non le contraire.

Aux objectifs sensoriels, nous substituons peu à peu des images mentales, des pensées. Les mots de "bien" et de "mal" entrent en résonance avec ce que nous ressentons déjà lorsque nous les aprenons. Le cerveau apprend à utiliser les images sensorielles, fruit de cette longue expérience, comme support dans l'acquisition de la motricité, comme il le fera pour le langage et la structuration de sa pensée, c'est pourquoi on observe une liaison étroite entre les zones du cerveau permettant le repérage dans l'espace et les régions permettant l'acquisition du langage. Les contes pour enfant exposent un parallélisme entre les situations spatio-temporelle et les sentiments permettant d'enrichir les représentations et structurer la pensée, ils mettent ainsi de l'ordre dans le chaos des émotions.


Comme le démontrent diverses expérimentations en neurobiologie, un simple déficit de communication neuronale entre le système limbique (qui gère les émotions primordiales) et le lobe frontal (où s'élabore les décisions de la pensée), causée par une lésion accidentelle ou une malformation, peut affecter la prévalence de la raison dans nos jugements. Privé de son matériel émotionnel, la pensée accordera en effet moins d'importance à la nécessité de redéfinir son action dans le cadre d'un jugement distancié qui permet de mesurer les risques. A n'en pas douter, mais nous en doutons aisément, l'émotion participe de l'activité de la pensée et, d'une certaine façon, définit la structure de nos raisonnements. Ce qui prouve bien que toute formulation de la pensée s'inscrit dans un continuum qui provient d'une structure sous-jacente. Alors que l'émotion crée la relation, la mémoire inscrit cette relation dans un schéma d'apprentissage, de valeurs, s'appuyant lui-même sur un schéma plus profond qui structure l'apprentissage : la recherche de récompense et la fuite devant l'appréhension de la souffrance.

Nous pouvons observer ainsi très clairement que la plupart de nos pensées sont reliées à des mobiles très simples : le désir d'obtenir une récompense telle que, par exemple, la considération de notre entourage, ou encore le besoin de parvenir à une gratification de nos actes au sein du groupe. La contrepartie, c'est l'illusion psychologique que nous sommes rejetés dans le cas contraire, expérience au combien douloureuse pour l'adolescent que ce sentiment d'isolement et d'incompréhension. La mémoire garde l'empreinte de ces blessures et en tient compte dans les relations futures.

Nous l'avons vu, la pensée procède de plusieurs niveaux : la plupart du temps, elle agit par distanciation, fuyant les blessures de la mémoire. La pensée se construit donc en porte-à-faux avec l'émotion qu'elle veut occulter. Le jugement de la raison est condamné à ce paradoxe de la pensée qui veut que pour s'extraire de l'émotion, celle-ci doive inventer un espace de domination en s'appuyant d'abord sur une rhétorique de l'opposition au mal. Cet espace de domination et de contrôle dont la pensée croît jouir se trouve complètement déconnecté pourtant des faits, qui ne sont "par nature" ni bien ni mal. Ce que la pensée conçoit en discourant dans ce cercle étroit de "la morale", de "l'amour" ou de la "propriété", reste fondé sur une simple réaction psychologique au "mal", à la "haine" et à la "menace du territoire", donc aux émotions primordiales, faisant de l'individu un insurgé permanent contre une partie de lui-même, refoulant ses émotions les plus primaires pour sublimer leur contraire purement conceptuel. La plupart de nos grandes notions intellectuelles pourraient-elles exister hors de cette réaction psychologique qui les a engendré ? Le besoin d'émancipation du conditionnement émotionnel a toujours été le moteur d'un idéal et d'une morale inaccessible, d'une recherche insatiable de surpassement de soi-même, d'une mise en scène de valeurs suprêmes, de conventions supérieures que nous voulons imposer ? Nous voyons ainsi comment la pensée cultive la fragmentation et l'ambition, qui tous deux isolent l'individu et entretiennent de multiples formes de conflits à l'échelle du couple, de la famille, du travail et du territoire.

Toute philosophie qui se réduit à la quête de la Raison pure est erronée, car la raison n'est qu'un avatar d'un processus psychique plus complexe, une réaction d'ordre face à l'incitation de la mémoire ou à son refoulement dévastateur. La Raison tend cependant vers une recherche de la compréhension absolue dont Emmanuel Kant avait tôt fait de démontrer la subjectivité. Cette expression absolutiste de la pensée démontre seulement que cette dernière est gouvernée par le désir de contrôler les émotions. En définitive, la seule certitude qu'il nous reste se réduit au noème, couple formé de la pensée et de son arrière-plan cognitif qui constitue l'objet fini de la conscience. Le propos d'une nouvelle éthique est donc de revenir au fondement de l'action par l'observation rigoureuse des manifestations de la conscience en relation. Devons-nous pour cela pratiquer l'épochè, selon la terminologie chère à Edmund Husserl : c'est-à-dire observer avec moins de savoir et plus de conscience. Le problème c'est que la conscience est aussi à l'origine du savoir. Notre hiérarchie des connaissances, en premier lieu, n'est autre chose qu'une manifestation de la fragmentation de la conscience elle-même.

Ainsi nous nous laissons si facilement enfermer dans cette structure bipolaire à laquelle, par nature, la pensée aboutit invariablement. La pensée ne peut donc comprendre le sens profond de la liberté, bien que nos hymnes en fassent l'apologie, celle-ci demeure un idéal inaccessible pour elle, tout comme le bonheur.
Les concepts nous rendent parfois plus autonome, mais jamais libre. Notre propos ici de mettre en évidence le fait que la question morale envisagée uniquement du point de vue des idées n'a aucune valeur. C'est le conditionnement de la pensée qu'il faut comprendre, lequel prend appui sur un schéma de conscience sous-jasent, qui lui donne nécessairement une orientation, une férocité, une répétition et une volition. Depuis toujours, la domination de la raison se trouve au cœur de la régénération des conflits humains. La pensée, qui, par nature, tend vers la recherche d'une conclusion gratifiante, n'apportera jamais la liberté et la vérité.

L'éthique qui en découle est une éthique amputée de la connaissance de soi, de ce lien avec l'origine du savoir. Cette éthique du non savoir nous amène à explorer une voie de connaissance de soi par l'attention et non par la pensée.
Faute de pouvoir comprendre son propre mouvement, la pensée se satisfait de dominer, de moraliser et de critiquer. En cela, nous nous contentons de suivre le sillon tracé par les générations qui nous ont précédées. La référence automatique au savoir doit donc être abandonnée si l'on veut découvrir quoi que ce soit de neuf à propos de nous-mêmes. Il nous faut commencer au degré zéro du savoir et suivre la voie d'un éveil sensitif. Car la pensée est incapable de révéler toute la portée de son propre mouvement à elle-même, cherchant toujours à en contrôler les effets. Toute forme d'éthique reste inachevée si elle se borne à une morale issue de la seule pensée, l'intelligence doit être attentive en deçà du savoir et prendre en compte le fait humain dans sa globalité. Or, en dépit de ce fait, nous croyons pouvoir utiliser la pensée et son analyse la plus poussée pour résoudre n'importe lequel de nos problèmes. Telle est la grande supercherie de l'intellect dominant. Il nous conduit à regarder tous les problèmes extérieurement, nous avons des opinions sur eux certes, mais sans jamais comprendre le lien qui unit tous ces phénomènes à notre conscience elle-même.

Il existe un conformisme révolutionnaire, tout comme il existe un conformisme bourgeois. Dérangée par l'émotion, la pensée cherche continuellement à biaiser, à s'évader du vrai problème, elle s'évertue à remettre de l'ordre dans la conscience en s'approvisionnant au marché des idées les plus proche de ses préoccupations. La pensée agit dans le monde des idées, car le processus de sa propre action lui échappe. Le "je" penseur, ce fragment de la conscience s'imaginant supérieur aux autres juge ainsi de tout et de rien, s'empare des idées à la mode comme d'un piédestal à son propre génie. La pensée se réfugie aisément là où elle peut se focaliser sur la réussite d'un objectif, consolider une théorie attrayante qui évite de regarder nos peurs en face, là où il est possible d'envisager un accomplissement personnel par un processus temporel, de suivre un principe divin accessible par une méthode très humaine, jalonnée de bons principes. Dans ce mouvement de la pensée, le plaisir agit comme un catalyseur de l'énergie vers un but. Il s'épanouit dans un terrain intellectuel familier, lequel stimule les cellules cérébrales. A travers le mouvement la pensée, finalement, nous cherchons une forme de gratification, une stimulation, une récompense, il est donc normal qu'elle aboutisse à une norme convenue. Nos jugements distanciés se transforment ainsi en jugements prédicatifs, en directives à suivre. Ce glissement vers le savoir péremptoire est presque inévitable, c'est pourquoi l'éthique du non-savoir est une nécessité.

Sans cette nouvelle éthique, fondée sur la sensitivité et l'intelligence, notre éducation restera superficielle, nous rendant incapable de vivre heureux en goûtant le moment présent. Comme autant de colosses aux pieds d'argile toutes les civilisations se sont érigées sur le fondement de la pensée, c'est-à-dire en maître du temps, de la volonté et de la rationalité, sans se rendre compte que le sous-bassement de cette rationalité n'était rien d'autre que le mouvement de la pensée totalisante.

Nous arrivons donc au point essentiel : tout réside en la connaissance de soi, celle de l'enseignant autant que celle de l'apprenant doivent se compléter et non soumettre. Or nous voyons que cette connaissance ne peut être que directe, car la pensée, en construisant une analyse, dénature le phénomène observé, puisqu'elle part d'un fragment, d'une idée, d'une image, d'un espoir distancier pour observer. Si la pensée est utile pour réaliser un objectif simple et accomplir un travail répétitif, n'est-elle pas un handicap en matière d'intelligence et d'observation ? Cette pensée, qui veut toujours incarner un principe supérieur, oublie que tous les principes sont des outils et non une fin en soi. Comment peut-on enseigner la connaissance scientifique, par exemple, si on utilise les concepts, non en tant qu'hypothèses de travail, mais comme finalité. La finalité ultime de la science ne se trouve-t-elle pas justement dans le non-savoir ?

Nous devenons plus intelligent chaque fois que nous nous libérons d'un conditionnement de la pensée. Etendre la domination du moi ou étendre le champ de la conscience, tel est l'alternative à laquelle l'éducation se résume. Chaque fois que nous libérons une parcelle de conscience d'un automatisme du passé, notre conscience s'éveille pour autre chose. La pensée ne peut évoluer qu'en désapprenant et pour cela, l'humilité est nécessaire. Avant le microscope, nous avions une vision du monde tout à fait différente. Cette observation d'un univers nouveau nous a conduit vers une pensée plus "large", il existe un univers moral aussi beaucoup plus large que nous n'avons encore jamais abordé. Le savoir mesurable ou comparable, est certes essentiel à la connaissance, mais il doit se soumettre au principe éthique qui privilégie l'attention élargie et abaisse le niveau de la conscience à la stricte observance des faits et à leur réceptivité. Un fait, quel qu'il soit, ne peut se révéler à notre conscience que si celle-ci n'a pas de dessein préconçu ou de référence à une autorité de la pensée pour le découvrir.
Apprendre à réfléchir par soi-même ne peut être enseigné. Ainsi ce que nous appelons l'éducation devient en réalité une co-éducation, dont le but est la prise de conscience la plus large possible d'un phénomène. Toutes les capacité de l'observateur sont déjà en chacun de nous, dès la naissance. On pourrait citer nombre d'expérimentations sur les capacités incroyables des nourrissons, au point que nous ne saurions dire si l'acquis, en privilégiant certaines de ces capacités étonnantes, n'en réduit pas leur nombre. Ainsi, certaines aptitudes réflexes ou facultés latentes ne tombent-elles pas en désuétude faute de trouver échos dans leur environnement socio-éducatif ? Développer l'observation chez l'enfant c'est lui apprendre ce qu'il sait déjà. Même si ce modèle éducatif semble très subtil et peut sécurisant, car il donne une place essentielle à l'interrogation de la conscience, sa portée éthique est immense.









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