mercredi 17 octobre 2007

Le principe tue le principe

Lorsque l'enfant découvre qu'il est capable de se rendre maître de l'adversité par l'identification à son contraire, la réussite, n'est-il pas abusé par un artifice de sa propre pensée ? Quel que soit le but que nous poursuivons, la pensée nous enchaîne à l'illusion du changement par l'identification à un principe contraire, que l'on juge plus gratifiant. Force est de constater que ce fonctionnement dualiste de la pensée nous aliène. Que signifie la liberté si elle n'est qu'une identification à un principe contraire, a-t-elle encore un sens ? L'autonomie dont on dispose est déterminée par la capacité à choisir ce qui s'offre à notre conscience. Mais ai-je exploré tout le conditionnement de cette conscience ? Comment son choix s'impose-t-il à moi ? Pourquoi suis-je constamment tiraillé par l'alternative de deux opposés ? Ce choix en lui-même n'est-il pas le résultat d'un conditionnement plus profond ? Le problème du choix n'existe que par la pensée qui le crée, et cette pensée semble toujours en mouvement vers un désir, un non-fait, un idéal. Bien que la pensée puisse être conditionnée par son propre mouvement, il n'en reste pas moins que nous jouissons manifestement d'une autonomie limitée dans le choix qu'elle nous offre. Nous pouvons nous contenter de cela et envisager la liberté sous cet angle étroit, la démocratie moderne est d'ailleurs fondée sur le concept de liberté en tant qu'idéalisation de l'autonomie. Comment d'ailleurs ne pas reconnaître le bien fondé de ce principe qui permet d'inscrire dans les lois le droit à l'autodétermination. Si la loi est une chose nécessaire, c'est parce que la pensée doit se garantir contre elle-même. Mais la conscience ne saurait être enchaînée à l'idéal de la loi, car la loi est l'outil de la fragmentation.

Nous constatons que l'idéal mis en pratique ne change pas l'Homme, il peut seulement le conditionner à être meilleur, à suivre une impulsion gratifiante, mais ce dernier reste prisonnier de l'impulsion en croyant la dépasser. De plus, tout modèle gratifiant étant réversible, il fragilise par conséquent ce qu'elle croit défendre. Si les conditions économiques me font souffrir, par exemple, n'aurais-je pas tendance à rechercher dans un modèle opposé la solution à mes difficultés ? C'est pourquoi l'idéal doit rapidement être traduit dans les faits au risque d'être supplanté par son opposé. Le risque de réversibilité est encore plus grand dans une société d'opinion où les médias occupent une place prépondérante. Comment vais-je traduire l'idéal dans les faits les plus quotidiens ? Telle est la question qui se pose à toute femme et à tout homme qui réfléchit à la politique. En matière de philosophie, comme en politique, la théorie semble suffire à tout, mais elle ne résout rien. L'idéal n'est que l'expression de la nature profondément dualiste du fonctionnement de notre pensée. Un dualisme qui conduit souvent à l'absolutisme et presque toujours au conflit. "La révolution est d'essence spirituelle pure", nous disait Antonin Artaud en 1927, rejetant l'idéalisme doctrinal de ses amis surréalistes gagnés à la cause communiste. De ses tentatives artistiques visant à "briser le langage pour toucher la vie" nous n'avons retenu que la folie. Artaud pourtant avait vu juste, les structures de la sensation et de la pensée sont étroitement liées. Notre enfermement n'est pas uniquement psychologique, la camisole du "moi" est aussi une prison du corps. Car le cerveau est guidé avant tout par une mémoire sensori-motrice, une mémoire qui nous conduit à tout faire par identification, imitation, tout en imaginant être très créatif. Cet instinct d'imitation par intériorisation est fondamental pour le développement de l'enfant. Mais l'enfant apprend aussi à dominer l'émotion dans une projection de la pensée vers une cible, un idéal, un choix.


Si cet âge de l'idéal prend fin, ce sera pour ouvrir la porte à une autre forme de vigilance de la conscience. Ce que nous appelons vigilance de la conscience consiste à faire appel à notre capacité à regarder le principe d'intériorisation et d'identification naturel tel qu'il est, à retourner à la source de la réaction et de la sensation intériorisée, aux stigmates du plaisir et de la peur dont nos muscles et de nos nerfs portent la trace. La vigilance de la conscience observe le cheminement de l'intériorisation pour en tirer une leçon d'intelligence, en regardant le fait avant l'idée qu'il produit. Mais cette révolution de l'intelligence doit se produire en chaque conscience. Alors que nous avançons dans la vie en passant d'un modèle d'identification à un autre, notre action se construisant dans l'illusion du changement par l'identification à un principe contraire, plus gratifiant, la méditation vigilante revient à l'origine de ce mécanisme de fragmentation, reposant sur une conscience soumise à un dispositif émotionnel et sensoriel qui privilégie l'anticipation du plaisir dans l'apprentissage de la vie. La pensée n'étant, au bout du compte, que le résultat d'un long processus d'identification sensorielle. Mais à cause de notre ignorance de ce processus d'intériorisation, de ce besoin inscrit dans notre corps, nous sommes prisonniers de schémas intérieurs de stimulation sur lesquels n'importe quel conditionnement idéologique peut venir se greffer très facilement. Le problème de la pensée - plus particulièrement de la pensée dite "philosophique" - est qu'elle se veut conscience et, par ce travers, ne saurait envisager son propre conditionnement. La difficulté vient du fait que nous pensons couramment résoudre nos problèmes par le choix. Mais aucun problème humain ne se résout par le choix, puisque le choix est en lui-même conditionné. C'est pourquoi la vigilance de la conscience est indispensable, car elle revient à la source du mouvement conditionnel de notre pensée, non pour s'en détacher, mais pour libérer une énergie emprisonnée dans les limites du connu, le choix de la conscience limité par l'habitude sensorielle. La fin du connu, c'est la fin du problème. Le possible implique le temps de l'accomplissement, la projection émotionnelle, l'expérience sensorielle imprimée et la pensée toujours insatisfaite qui le détermine. Le non-choix est le fondement du non-savoir, et par lui nous commençons vraiment à apprendre, à être attentif au-delà du connu. L'âge du choix, que l'on inscrit dans la loi, doit prendre fin pour inaugurer l'âge de l'intelligence, qui observe d'abord la loi inscrite dans son propre corps. Les lois ne sont utiles qu'à celui qui ignore qui il est, car il a besoin d'imiter pour se construire. La peur le conduit à rester prisonnier du choix, à rejeter le mal par une attitude fragmentaire. Pensant s'affranchir du mal, il s'enferme toujours plus dans le cercle du plaisir et de l'auto-stimulation qui est cause de la peur. Le cercle éternel du conditionnement de l'esprit humain par lequel le principe tue le principe.

Aucun commentaire: