lundi 19 juin 2006

Soyez ce que vous êtes

Une partie majeure de l'éducation krishnamurtienne insiste sur le fait que chaque état de la vie tend à évoluer vers sa fin naturelle, et ne supporte pas d'être interrompu où que ce soit. C'est-à-dire que tout ne fait que passer, comme notre corps qui n'est qu'un passage. Arrêter la culture sur une croyance, c'est introduire la mort dans la vie. Il en est ainsi plus particulièrement en ce qui concerne nos conflits psychologiques, et vouloir apporter une solution à un conflit nous permet momentanément de lui échapper, mais il demeure et il resurgira d'une façon ou d'une autre, car le conflit a besoin d'être vécu jusqu'à son terme. Frire les racines signifie vivre le conflit jusqu'au bout ; donc, ne rien faire pour le supprimer, car dans ce cas il ne serait que momentanément enterré vivant.

Krishnamurti enseigne que la seule façon de permettre au conflit d'aller naturellement à son terme est de le vivre en son centre même, de ne rien faire pour l'interrompre, d'habiter totalement notre incohérence. Là est l'aventure, ce nouveau fonctionnement de la conscience qui découvre qu'habiter son incertitude et son incohérence est la seule attitude cohérente. Krishnamurti dit : "Ne faites rien, ne tournez même pas le bouton de la radio, habitez totalement votre doute". Au-delà de toutes les méthodes pour aller mieux, ou pour être heureux, Krishnamurti nous ramène à une fondamentale et déconcertante simplicité qu'il résume ainsi : "soyez seulement ce que vous êtes". Ce qui revient à dire que si j'ai peur, toute tentative pour échapper à ma peur ne fait qu'entretenir la séparation entre elle et moi, et par là même la perpétue. La solution, nous devrions dire la non-solution, est dans ce que nous pourrions nommer l'absorption, du verbe absorber. Il s'agit en fait de ne plus entretenir la distance entre ma peur et moi, donc ne plus la fuir, ne plus lui résister, c'est-à-dire ne plus chercher à la résoudre, mais l'habiter totalement, et ainsi annuler la séparation entre ma conscience et ma peur.

Ce "non faire", nouvelle attitude psychique, par ailleurs très active, met fin à la distance, à la séparation, donc la dualité. C'est à cet instant précis selon le langage krishnamurtien, qu'a lieu la révélation que l'observateur et la chose observée ne font qu'un. C'est à cet instant précis que la distance entre la peur et la conscience cessent et que la conscience découvre que lorsqu'elle a peur, elle est elle-même la peur. C'est elle-même qui génère la peur, comme l'huître produit sa perle. Il s'est donc produit non pas un changement de conscience, mais un changement dans le fonctionnement de la conscience, et là, selon Krishnamurti, s'opère le passage du "devenir" à "l'être". Ce changement dans le fonctionnement de la conscience est le fait, c'est-à-dire le résultat d'une provocation, celle de la souffrance. Sans la souffrance, cette dynamique, aucun changement dans le fonctionnement de la conscience n'est possible, c'est aussi le sens de cette phrase : "Il vaut mieux Socrate qui souffre qu'un cochon satisfait". La conscience provoquée par la souffrance à laquelle elle ne peut apporter aucune solution, aucun remède durable, la conscience baisse les bras ou comme le dit le langage populaire "donne sa langue au chat". Et tout naturellement, la conscience met en jeu sa faculté d'absorption.

La peur n'est nullement solutionnée, elle est tout simplement absorbée, et la douleur qui s'ensuit est vécue aussi naturellement que le plaisir pourrait l'être. La conscience découvre et expérimente cette nouvelle et fondamentale faculté grâce à laquelle il s'agit d'utiliser sa force dans le fait même de ne pas résister. Il ne s'agit pas d'être plus fort, mais d'utiliser son attention et son énergie pour ne pas résister. C'est le sens de "l'agir" dans l'acceptation krishnamurtienne. Dans le cadre de ce processus d'absorption, voici cette extraordinaire citation de Krishnamurti extraite de Tradition et révolution : "Il n'existe qu'une seule façon de rencontrer la souffrance. Les échappatoires qui nous sont si familiers sont vraiment d'excellents moyens pour éviter la grandeur de la douleur. Le seul moyen de solutionner la douleur est d'être sans résistance, sans aucun mouvement permettant de s'en éloigner, ni intérieurement ni extérieurement, et de rester complètement avec elle, sans vouloir aller au-delà".

Selon Krishnamurti, la lucidité consiste à longueur de journée, à ne pas s'engager sur la voie de la dualité, c'est-à-dire à ne pas résister à la douleur, mais à l'accueillir et ainsi l'absorber. Tout être humain peut, à l'occasion d'une douleur, vivre cette expérience fabuleuse qu'il a en lui, une faculté qui peut lui permettre d'absorber la douleur. Bien souvent, dans l'itinéraire de la vie d'un individu, cette faculté est très peu utilisée, alors que l'existence même peut être une accumulation de souffrances pour ce même individu, et c'est dommage. Il écrit cette phrase qui a été pour moi inacceptable pendant longtemps. C'est dans un entretien qu'il eut avec Carlo Suares, publié par la revue Planète : "La fin de la douleur est le commencement de la sagesse". Pendant longtemps je me suis dit : faut-il pour être sage ne plus souffrir ? Mais je confondais souffrance dans le sens de l'absorption avec souffrance dans le sens du refus. Ca n'est que lorsque j'ai découvert un petit peu en moi la faculté d'absorption que j'ai pu comprendre le sens de cette phrase, parce que c'est une phrase capitale. La sagesse commence lorsque la douleur est absorbée. Pour Krishnamurti, la souffrance est donc le moteur qui force la conscience a passer de l'état d'opposition, de dualité, à l'absorption.
C'est la raison pour laquelle il prononcera un jour cette phrase étonnante : "Laissez fleurir votre souffrance".

Nous avons choisi de terminer cet exposé par les derniers jours de Krishnamurti, parce que sa mort est la parfaite illustration de son enseignement dans le sens de l'éducation la plus sublime, c'est le couronnement de sa vie. Une mort directe, complètement habitée, une mort où la distance est abolie, une mort étonnamment simple. Au mois de février 1986, pour la première fois depuis quarante ans Krishnaji ne se rendit pas à Bombay pour les conférences. Au mois de janvier, alors qu'il donnait les conférences à Madras, il fut brusquement très fatigué.

C'est six semaines avant de mourir qu'il donnait, à presque quatre-vingts onze ans, son dernier enseignement en Inde. Le dernier enseignement de cet enseignant qui a passé soixante-dix ans à travailler avec les auditoires, c'est la phrase suivante : "Soyez totalement éveillés, sur le qui-vive, et ne faites pas d'efforts". Brusquement fatigué et amaigri, il tient tout de même à faire chaque après-midi une marche au bord de la mer, sur la plage ou quatre-vingts cinq années auparavant il jouait enfant. Le 10 janvier 1986, la veille de son départ pour la Californie, où il doit, comme on dit, subir des examens médicaux, il fait sa dernière marche au bord de la mer, seul. Il se tourne lentement dans les quatre directions, les cheveux au vent - vous avez vu peut-être cette photo - et regarde longtemps la mer et le ciel. Sur sa terre, sa Mother India, c'est son adieu. Un peu avant minuit, il dit au revoir à tous ses vieux amis. Son avion décolle à minuit et quart, très près de l'endroit où il est né, un peu après minuit, plus de quatre-vingts dix ans auparavant. C'est la boucle qui se referme.

Le 22 janvier 1986, il entre à l'hôpital Santa Paola où différents examens doivent être effectués. Le diagnostic est rapide : cancer du foie et du pancréas. Huit jours après, il quitte l'hôpital pour Pine Cottage. Il est très heureux, et quand il revient à la maison, il demande à ce qu'on lui mette un disque de Pavarotti sur les chansons napolitaines. Quelques jours plus tard, alors qu'il est très fatigué, il demande à ce qu'on le porte sous les poivriers où il eut sa première expérience d'illumination en 1922. Il est laissé là quelques instants, seul, assis en silence. Le 14 février, trois jours avant de mourir il dit à son médecin : "Je n'ai pas peur de mourir, parce que j'ai vécu avec la mort tout au long de ma vie. Je n'ai jamais transporté de mémoire en moi". Le 16 février, il souffre et dit à son entourage : "J'ai toujours été un homme très propre. Après ma mort, donnez un bain à mon corps et pliez-le dans un drap. Je n'ai pas de nationalité, brûlez tout de suite mon corps, sans aucun rituel, sans aucune cérémonie". Il avait auparavant écrit à un ami savant, un pandit indien, pour lui demander ce que traditionnellement on faisait du corps d'un saint homme dans la tradition indienne. Quand il a reçu la réponse du pandit, c'était tellement compliqué et long qu'il a éclaté de rire. Alors il a décidé que sans ambages, son corps serait brûlé immédiatement.

Le 17 février 1986, à zéro heure dix, Krishnaji meurt. A huit heures, son corps est brûlé. Ses cendres furent répandues en partie en Californie à Ojaï, en Angleterre à Brockwood et dans le Gange en Inde.Tel est le passage d'un viel homme qui a quatre-vingt onze ans enseignait encore à des milliers d'auditeurs et se préoccupait de tout ce qui se passait dans le monde. Il disait que toutes les différences entre les humains n'étaient que la conséquence de l'état de dualité. Il disait aussi qu'entre les noirs, les jaunes, les blancs, les musulmans, les hindous, les chrétiens, n'existait aucune différence fondamentale et invitait à faire le voyage intérieur afin de découvrir cela. Il disait aussi que l'état d'amour était ultime, que l'état d'amour était la seule réalité, que tout le reste n'était que maya, c'est-à-dire illusion. C'est la raison pour laquelle il a pu écrire un jour : "Il n'y a pas d'amour malheureux". Selon lui l'état d'amour prend place en nous tout-à-fait naturellement lorsque la place est disponible.

Souvent je m'entretenais de poésie avec lui, et je lui ai dit plusieurs fois le poème de Baudelaire qui s'appelle Recueillement : "Sois sage, O ma douleur et tiens-toi plus tranquille". C'est un modèle dans l'absorption de la douleur. Je lui ai dit aussi ce court poème de Rimbaud qui s'appelle Sensation, court poème parce qu'il est tellement achevé qu'il ne peut être que court, et, entre autre, dans Sensation , Rimbaud écrit : "Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l'amour infini me montera dans l'âme". Il veut dire que l'état d'amour est toujours prêt en nous. Dès l'instant où se fait le silence, je ne parlerai pas, - verbal - et je ne penserai rien - interne. Dès l'instant où en nous se fait le silence, prend place naturellement l'état d'amour. Krishnamurti écrit le 21 octobre 1980 : "La négation totale est l'essence de l'affirmation. Quand il y a négation de tout ce qui n'est pas amour, alors, l'amour est, avec sa compassion et son intelligence".



Yvon Achard.

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